5 heures. La nuit. Nous arrivons à l’aéroport. Aux lumières puissantes du hall succèdent les lignes bicolores de la piste d’envol, la nébuleuse argentée de la ville, puis l’aube. La mer de nuages devient lentement une forme de sas avant de pénétrer sur le territoire polonais et d’accéder à notre objet. Déjà, l’œil semble s’exercer en décryptant la topographie du ciel. Vallées imaginaires, digues, canevas… Brusquement, les paysages enneigés de Moravie, puis les immeubles de Cracovie… En cheminant sur l’autoroute, le regard continue de se porter sur ce qui se donne à voir. La couverture des toits rouge vif dénote. La succession de bois de sapins et de bouleaux nous rapproche un peu plus de notre sujet. Je me surprend à guetter le surgissement d’une ruine, d’une cheminée… ici un gabion suspendu. Je ne peux éviter d’y associer la fonction de mirador. La projection des images mentales sur le paysage qui défile semble inéluctable… anticipée, mais presque incontrôlée. Se protéger. Poser des jalons, avant de percuter l’histoire des Juifs d’Europe…
La première mention d’Oswiecim sur un panneau signale l’imminence de notre arrivée. Des élèves réagissent immédiatement devant moi. Alors voilà. Dans quelques minutes, le concept deviendra un lieu, l’abstraction deviendra un paysage. Le guide polonais qui fait le trajet avec nous stoppe son évocation monotone de mille ans d’histoire de la Pologne. Il quitte la situation des Juifs du pays durant l’entre-deux-guerres pour nous signaler sans transition notre entrée dans la zone des camps d’Auschwitz. Sur quarante kilomètres carré nous dit-il, il y avait une quarantaine de camps de travail. Pour l’instant, les faubourgs d’Oswiecim succèdent à une campagne, dont on ressent encore la force évocatrice. Celle-ci se délite derrière les enseignes publicitaires : le dernier portable HP, Carrefour… Je pense avoir aperçu une partie du camp de Birkenau à l’horizon sur la gauche, derrière les voies de chemin de fer. Comme à Drancy, son insertion dans le tissu urbain a quelque chose de déroutant… Il n’est plus temps de laisser ses pensées divaguer au gré des variations paysagères : nous cessons d’être motorisés depuis 3 h 30. Nous allons fouler ce sol pendant un peu plus trois heures seulement. Soixante-dix ans plus tôt, il avait fallu trois jours et trois nuits à Rywka, Raphaël, Riveka, Henri, Maurice, David et Dora pour parvenir ici… J’appréhende la rencontre avec l’enceinte de leur mort. Heureusement ou malheureusement, les consignes d’organisation de la journée nous replacent brutalement dans la conformité encadrante de la « visite scolaire ».
Nous sommes nombreux. Tous, nous nous dirigeons vers la première « étape » de notre « parcours » : la première Judenrampe. Une petite route bitumée sur la droite. Des ouvriers montent des rangs d’agglos sur les fondations d’une maison en construction. Une voie ferroviaire, un wagon. En face, une maison relativement récente, qui n’a ni portail, ni clôture. Le lieu de la sélection de centaines de milliers de Juifs d’Europe entre mars 1942 et avril 1944 est la première chose que ses occupants voient en ouvrant leurs volets. Les élèves de notre groupe s’enquièrent des explications apportées par notre guide polonaise. Ida Grinspan et Charles Baron prennent la parole avec d’autres. Tous les Juifs de Vire déportés sont passés par là. Je prends un premier cliché, à l’écart, en pressentant déjà la nécessité d’évoluer seul à certains moments de la journée.
Le wagon retient toute notre attention, mais la propriété en face continue de m’interpeler : ce sur quoi nous sommes focalisés depuis plusieurs mois se trouve ici relégué dans le quotidien routinier des habitants. Un grand-père passe lentement avec une poussette ; la petite tombe de tout son long et lâche des sanglots sonores. Des élèves se détournent un instant des propos de notre guide : pour une partie d’entre eux aussi la désanctuarisation d’Auschwitz apparaît au grand jour… Tous, nous participons bien malgré nous à ce processus : l’utilisation effrénée de nos appareils photo numériques m’apparaît soudain irrévérencieuse, incongrue, évitable… A l’explication historique ne succède pas la méditation : immédiatement, nous nous engageons à pieds vers Birkenau. Sept cents mètres durant, le long d’un chemin encaissé, nous empruntons les pas imaginaires des déportés. De part et d’autre de cette voie, des parcelles labourées. Nous croisons un tracteur plus tout jeune et chargé de fumure. L’entrée du camp s’affiche à ce même instant. L’image est à la fois connue, méconnue et inconnue. Quelques instants plus tard, toute la dialectique d’Auschwitz-Birkenau à la fois sanctuarisé et touristifié surgit. Devant l’entrée principale du camp, Charles Baron prend la parole. Les élèves l’écoutent « religieusement », en pressentant sans doute que la parole du témoin servira de passeport vers la compréhension du site. Je me tiens à deux mètres de Charles Baron et je peine à l’entendre : derrière nous, un autocar moteur tournant… Nous sommes aussi entourés de jeunes Hollandais bruyants eux-aussi. J’observe la scène avec agacement mais aussi intérêt : casquettes vissées sur le crâne, boîte de soda à la main, la couleur fluo prédomine sur les vêtements et les accessoires ; le verbe est haut et la posture décontractée. L’idée de réclamer sans délai le silence me traverse l’esprit, mais je n’ai guère de légitimité pour le faire et surtout, c’est une composante à part entière du « microcosme » d’Auschwitz aujourd’hui. Réfléchir d’abord : si des individus, « produits » ou symboles du tourisme de masse, nous gênent… alors il faut aussi envisager d’éloigner le parking à autocar, de rendre piétonnière la route qui longe le camp ou de démonter les toilettes… Ensuite, la posture inconsistante de ces jeunes est scandaleuse certes, mais elle vient se superposer à l’innocence de bien d’autres visiteurs et à notre propre incurie : combien savent qu’un million de Juifs ont été tués ici ? Combien parmi nous savent que la majorité n’a pas franchi cette entrée ou encore que Birkenau n’a pas été construit à des fins génocidaires initialement ?… Bref, je me tais.
Nous commençons notre parcours par la visite du camp de quarantaine, comme le veut l’usage a priori. Nous pénétrons dans des latrines, puis un block. Les structures en bois ont été reconstituées en utilisant des matériaux du site. Les structures en dur, elles, sont « d’origine ». A côté, Charles Baron livre un témoignage devant les journalistes de notre « délégation » ; une caméra de France 3 le filme. Entretemps, deux autres groupes accompagnés de leur guide ont pris place dans le block. La présentation des lieux devient polyglotte et polyphonique. Une voix supplémentaire, et c’est de cacophonie qu’il faudra parler… Je sors avant le groupe pour prendre à nouveau des photos. Derrière le camp de quarantaine, derrière les kilomètres de barbelés, une forêt de cheminées s’offre au regard, derniers vestiges des centaines de blocks élevés ici. Ce paysage a une force évocatrice des plus puissantes. Pour une fois, je me dis que tenter de décrypter n’est pas impératif. Plusieurs questions me traversent l’esprit néanmoins : quel paysage un détenu à bout de force pouvait-il observer à l’été 1942 ? Les premiers Juifs de Vire sont-ils arrivés là ? L’impression d’immensité était-elle identique, lorsque les baraques étaient intactes ?
Nous ressortons pour investir la dimension génocidaire du camp : direction l’allée centrale qui coupe jusqu’à l’horizon le complexe en deux parties. Nous longeons la voie ferrée prolongée au printemps 44 pour opérer la destruction des Juifs de Hongrie. Devant l’entrée du camp des femmes, à quelques mètres de la Bahnrampe, sont exposées des clichés de L’Album d’Auschwitz. Ces images, que je connais, prennent subitement une autre dimension. L’idée naïve selon laquelle l’histoire devient tangible, compréhensible, en se matérialisant m’apparaît brusquement valide.
Nous empruntons quelques minutes plus tard la Lagerstrasse, ce long chemin qui un temps menait les Juifs non sélectionnés vers les chambres à gaz initiales (les Bunker I et II) puis « intégrées » (les Krematorium IV et V). Je laisse le groupe devant pour discuter avec notre accompagnatrice du Mémorial de la Shoah. Une poignée d’élèves a aussi décidé de se donner du temps pour évoluer sur cette voie encaissée. Erika photographie sans le savoir les ruines du Sonderkommando. Mademoiselle Leprovost lui donne quelques clés de compréhension de cet amas de pierres et de faïence. Les contraintes méthodologiques de la visite de Birkenau s’invitent à chaque instant : pour regarder et non plus voir, il faut savoir. Connaître avec rigueur et précision l’histoire et la géographie du camp. Je me dis alors que cette visite devra en appeler d’autres, fatalement… Au bout du chemin, nous tournons à gauche. Désormais, les groupes de visiteurs se sont éparpillés, l’espace s’est ouvert. Nous apercevons à nouveau un groupe de biches ; le soleil, bientôt à son zénith, est de plus en plus chaud. Le ciel reste invariablement bleu et le chant des oiseaux occupe tout le paysage sonore. C’est dans ce contexte paradoxal que nous pénétrons dans la partie la plus importante du camp…
Toutes les victimes de la Shoah ne sont pas mortes dans les chambres à gaz, toutes n’ont pas été exterminées à Auschwitz-Birkenau. Je ne peux m’empêcher cependant de penser que la matrice de l’ « holocauste » se trouve là : au milieu de ce polygone formé par l’étang (réceptacle des cendres de milliers de personnes), les ruines du Krematorium IV, celles du Krematorium V, le « Bois de bouleaux » et un monticule de terre tout au fond, où se trouvait la « Maison rouge ». L’émotion (ou la tension) est clairement palpable. J’observe depuis plusieurs minutes le directeur du Mémorial de Caen… Il est seul, assis devant les ruines du Krematorium IV dans une posture significative. Il médite devant l’un des dispositifs de cette mort systématique… Pas de photos, pas de sac, pas d’interlocuteur… c’est sans doute lui qui a raison : Auschwitz pour savoir, mais aussi pour réfléchir…
Nous découvrons les ruines du Krematorium V. A la question « qu’est-ce qu’une chambre à gaz ? », nous pensons tous avoir une réponse, même partielle. Nous avons tous une représentation plus ou moins abstraite… Le tracé des fondations au sol et la photographie commentée de la construction changent évidemment beaucoup de choses. L’industrialisation, a priori indiscutable, du crime semble d’un seul coup relative : la petite taille du bâtiment m’interpelle. A quelques mètres sont exposées les trois photographies clandestines prises depuis le Krematorium V. Loin des analyses théoriques, loin de la conceptualisation historienne, ces clichés, le bois de bouleaux et l’amoncèlement de briques nous saisissent pour chuchoter « c’était là et voilà ce que ce fut »…
Olivier Quéruel