Adolfo KAMINSKY a été interviewé au Mémorial de la Shoah en février 2006 par Jean-Baptiste Péretié. Dans un « entretien fleuve » d’une durée de près de quatre heures, il revient sur son parcours et sur celui de sa famille depuis l’arrivée de ses parents en France jusqu’à l’après-guerre. Son activité de faussaire au sein de la 6ème de l’EIF en 1944 y occupe une place prépondérante évidemment. Nous avons ici sélectionné le passage qui concerne l’internement de la famille à Drancy. A travers les détails qu’Adolfo rapporte, c’est sans doute l’entreprise de déshumanisation qui ressurgit en priorité…
[…] Après nous avons été transportés vers Drancy, dans un petit train avec des banquettes toutes étriquées et mon frère Paul a pu jeter des lettres par la fenêtre en cachette des gardiens et toutes les lettres sont arrivées au consulat. Elles ont été postées par les employés de la S.N.C.F. sans doute et comme ça le consul d’Argentine a pu agir… il fallait le prévenir.
Et nous sommes arrivés à Drancy. Il y a eu la fouille et puis on nous a donc mis avec ceux qu’on appelait les « nationaux », c’est-à-dire Turcs, Grecs et d’autres pays. Les Polonais étaient tout de suite déportés pratiquement ou bien étaient mis à part et déportés dans les 24/48h. Les Français selon les cas aussi etc… Il y avait des enfants, des femmes, des vieillards… J’ai vu à Drancy des déportés… car en fait on savait très bien où allaient ces personnes là. Il y avait l’humour juif qui disait « ils partent pour Pitchipoï ». Pitchipoï est un mot qui ne veut rien dire. C’était une façon de dire qu’ils allaient au pays de nulle part. Certains disaient, enfin voulaient se faire croire à eux même que c’était pour aller travailler en Allemagne. Bon alors les bébés vont travailler en Allemagne ? Un jour j’ai vu des déportés venant de l’hôpital Rothschild, une femme de 104 ans sur un brancard suivie d’une vieille dame qui était sa fille, qui devait en avoir au moins 80 et qui était un peu gâteuse. Et j’entendrai toujours : « Esther, couvre-toi bien il y a des courants d’air ici… Oui maman… »
Et la vieille dame marchait et la vielle femme de 104 ans dans un brancard allait être déportée pour travailler en Allemagne…! En vérité on savait… D’ailleurs les crises… avant les déportations, les gens qui passaient la nuit dans les escaliers… qu’on avait tondus… L’une des choses qui m’a le plus frappé (c’est peut-être ça la raison de ma barbe)… Un jour est arrivé un couple de personnes âgées, ils devaient avoir 60 ans : un monsieur, une dame, très dignes. Et lui avec une barbe à la Victor Hugo. C’était des gens d’une grande culture. On a un peu parlé, moi j’étais très ouvert, plein de curiosité et on a parlé littérature, on a parlé musique. J’étais très « gourmand » de connaissances. Et le lendemain, je vois la dame qui marche en pleurant près d’un monsieur tout « déplumé ». Ils avaient été tondus, donc il était méconnaissable et ça c’était quelque chose… On enlève toute dignité à un être humain
Vous avez parlé des nuits qui précèdent le départ des convois, est-ce que vous avez le souvenir de l’ambiance qui régnait durant ces nuits ?
Bien sûr. Les gens en majorité étaient d’une très grande dignité, mais il y avait ceux qui craquaient, qui avaient des crises. On disait crise d’hystérie, enfin… les gens savaient très bien ce qui les attendait. Les crises c’étaient selon les individus… des gens qui se roulaient par terre… Mais en majorité il y avait une très très grande dignité. Les gens cachaient tous les sentiments de désespoir ou de révolte.
J’ai failli refuser de sortir par solidarité et puis j’ai eu la chance de pouvoir sauver quelques enfants, quelques personnes… Sans quoi, je pense que …
Je rappelle que vous avez passé trois mois à Drancy, c’est une période très longue… Est-ce qu’on peut revenir à la fois sur les conditions matérielles dans le camp et les conditions sanitaires?
Drancy c’est un bâtiment de béton qui était inachevé, c’est-à-dire qu’il y avait des escaliers en béton, il y avait des grandes surfaces de béton et des ouvertures. Il n’y avait pas de portes et pas de fenêtres. Donc c’était vraiment les courants d’air. J’ai été arrêté à la teinturerie, avec un petit blouson et des tennis aux pieds donc pas habillé pour passer un hiver dans les courants d’air, le froid, etc. Il y avait des lits en bois à deux étages, l’un en bas, l’autre en haut, assez rudimentaires et nous avions la chance d’avoir deux matelas un au dessus et un en dessous. Il y avait des punaises en quantité et des poux. Moi je dormais habillé pour ne pas être en contact avec ces matelas qui étaient répugnants de saleté. La nourriture était suffisante pour… Enfin on ne crevait pas de faim au vrai sens du terme, mais bon il y avait rationnement pour tout le monde, à l’extérieur aussi. Elle était suffisante. Les conditions de détention étaient gérées par les prisonniers eux-mêmes, avec beaucoup de gentillesse d’ailleurs. Dans notre section, il y avait un avocat, qui était français, qui était prisonnier comme nous. Les gens qui voulaient travailler pouvaient travailler pour la collectivité. Par exemple, moi on m’a proposé de faire de la peinture dans les bâtiments, c’est-à-dire repeindre les murs de différents blocs, avec d’autres. Je l’ai fait un certain temps et puis ça s’est arrêté, parce que les inscriptions qui me semblaient être des messages importants, je les gravais avec un clou pour que ça reste apparent. La raison de peindre, c’était pour que ce soit blanc, mais surtout pour effacer les messages… donc ça n’a pas duré trop longtemps…
Est-ce que vous vous souvenez de certains de ces messages ?
C’était des choses souvent personnelles, c’est-à-dire « Esther… déportée telle date ; transmettre à Untel »…
Donc on m’a gentiment « vidé », puisque c’était organisé par les prisonniers eux-mêmes, et je suis parti laver le linge, le linge des prisonniers dans une buanderie moderne avec que des femmes.
C’est-à-dire que l’encadrement du camp, qui était donc assuré par les prisonniers eux-mêmes, s’est rendu compte que vous essayiez de sauvegarder ces messages et c’est à ce moment là qu’on vous a demandé de faire autre chose… Pourquoi à votre avis, ils n’ont pas voulu que vous sauvegardiez ces messages ?
Le but de la peinture c’était d’effacer les messages donc… contradiction. (silence)
Est-ce qu’à un moment donné vous avez été en contact avec des SS du camp ? Il y en avait très peu…
Il n’y en avait pas. Alors, par contre quand j’étais à la buanderie où je lavais le linge, il n’y avait que des femmes. Moi, teinturier, bon je brossais bien les choses, ça ne me déplaisait pas. Il y avait Aloïs Brunner qui venait, qui passait devant tout le monde et tout le monde devait se mettre au garde-à-vous et baisser les yeux. Moi je me mettais au garde-à-vous, mais je ne baissais pas les yeux. Il se plantait devant moi, il me regardait, il me regardait, puis il partait, pas content.
Je suppose que c’était à la suite des lettres du consulat qu’il devait venir voir et peut-être que mon prénom quelque part le gênait. Enfin, il y avait quelque chose, parce qu’il venait pratiquement tous les jours. Je m’attendais à ce qu’il m’insulte, parce qu’il était très très dur. Mais il ne disait rien.
Je rappelle qu’Aloïs Brunner était le commandant SS de Drancy à ce moment là. Ça vous faisait peur de le voir arriver comme ça tous les jours ?
Non, non, lui ne me faisait pas peur. J’étais pas seul, j’étais au milieu de toutes ces femmes avec ma brosse à la main. Je n’avais aucune raison d’avoir peur de lui.
Vous pensez qu’un juif qui s’appelait Adolphe ça le gênait?
Je pense oui, mais je n’y pensais pas à ce moment là. C’est seulement ces dernières années que j’essaie de comprendre pourquoi. J’étais le seul homme au milieu de toutes ces femmes qui lavaient le linge. Ce linge c’était pour nous, ça veut dire pour tout le monde, c’était le linge commun. On nous donné des espèces de vestes blanches en coton. Des vêtements qui appartenaient à… on savait pas d’où ça venait… mais c’était genre uniforme, c’était pas comme dans les déportations, les uniformes rayés etc… Là c’était des choses pour se changer…
Est-ce que vous parliez avec les femmes ?
Oui, elles étaient gentilles, mais on n’avait pas grand chose à se dire. Chacun chacune avait ses problèmes. Et bien sur quand Brunner passait, c’était le silence total. Enfin les gens parlaient un peu, mais bon, ça veut dire « qui es-tu ? », « d’où tu viens ? » « et ta famille ? » etc.. C’était toujours des questions avec une angoisse sur le sort du reste de la famille.
Est-ce que pendant ces semaines passées à Drancy vous avez pensé à vous évader?
Alors, il y avait une chose, dès le départ on nous a dit « si vous vous évadez, toute la communauté est punie ». Ça c’est typiquement juif, on peut dire. C’est un peu dans notre éducation, ce qu’on a reçu. C’est-à-dire, profil bas, ne pas faire de vagues, accepter une injustice, sans quoi c’est la communauté qui paye. C’est pas toi tout seul qui pendra des coups mais tu fais du tord aux autres. Et ça c’est malheureusement dans toute l’éducation de ma génération, c’était pas moi tout seul. Donc accepter, apprendre à ne pas se défendre. Les gens ont changé aujourd’hui…
Pendant toute cette période où vous êtes à Drancy vous pensiez beaucoup à votre mère ?
Non, parce que j’étais très attaché à ma mère c’était normal, mais, une fois morte, je pouvais plus rien faire pour elle, donc j’avais tiré un trait… Il s’agissait de mon petit frère et ma sœur et de mon père.
Dans quel état psychique ou moral était votre père à ce moment là ?
Mon père était dans le silence total, avec justement une très grande dignité aussi. C’est pas évident… Bon, telle heure, c’est la douche. La douche ça veut dire tout le monde à poil dans une grande salle d’une quarantaine de personnes, avec mon père tout nu devant moi que j’avais jamais vu tout nu. Moi il ne me voyait pas non plus tout nu à cet âge là ; il m’avait vu petit enfant sans doute. Enfin, c’est des choses… enfin, on en prend quand même plein la figure. Et tout ça avec une apparence d’indifférence, de passivité… ne pas montrer ses sentiments.
Et auprès de votre petit frère et de votre petite sœur vous aviez un rôle de parent de substitution ?
Non, mais je l’avais déjà eu avant, puisque mon frère ainé a été mis en pension dans un preventorium pour son asthme pour six mois et il est resté trois ans. Donc j’ai été l’aîné et responsable des deux petits.
Comment est-ce qu’ils ont réagi à Drancy ?
Ils avaient toujours un regard vers nous, vers moi et ils faisaient ce que je faisais. C’est-à-dire, si j’avais montré du désarroi, ça leur aurait nui. Bon à l’époque, j’étais pas comme aujourd’hui à pleurnicher pour un rien. Jamais, je ne montrais mes difficultés.
Au bout de trois mois, sur intervention du consulat d’Argentine, vous pouvez sortir de Drancy.
Oui. Les gens autour de nous savaient qu’on avait des chances de sortir. Et ils nous ont confié des kilos de lettres à transmettre. Et quand on est passé devant Aloïs Brunner, chacun de nous avait des lettres en cachette du reste de la famille. Il nous a fait donner notre parole de dire qu’on été jamais venus à Drancy, qu’on ne transportait aucune lettre. Mon père a donné sa parole qu’il n’avait aucune lettre. En fait, il en avait autant que chacun de nous. Mais je ne sais pas si ça a servi à quelque chose… on est sortis lourdement chargé de lettres dans les doublures. Mon père, il cousait, il avait toujours son aiguille avec lui et il en avait mis dans les épaulettes, des tas de choses. Moi je les avais tout simplement dans mes poches, mais lui il avait organisé ça.
Ces lettres vous les avaient acheminées ?
Oui.
Donc vous sortez de Drancy,
On était obligés d’aller vivre dans des maisons de l’UGIF, parce qu’on n’avait pas le droit de retourner en Normandie. On n’avait pas d’argent. Le peu d’argent que mon père avait pris avec lui, lui a été confisqué. On n’avait pas le droit d’aller à l’hôtel, on n’avait pas le droit d’aller dans les cafés, les jardins publics évidemment. On n’avait pas le droit de travailler… Donc, on avait la possibilité d’être hébergés par gentillesse dans les maisons de l’UGIF et d’être nourris…
A ce moment là vous portez l’étoile jaune ?
Non, on l’avait portée à Drancy. Quand on est arrivé, on nous a fait coudre une étoile jaune. Non, on était Argentins. On est sorti et on a donc été hébergé dans les centres de l’UGIF rue Lombardie, quelques jours, puis rue Lamarck quelques jours, c’étaient les maisons d’enfants. Enfin, on a fait toutes les maisons de l’UGIF, parce qu’on n’était pas obligé d’y être. Le responsable des maisons de l’UGIF à l’époque s’appelait le colonel Kahn. C’était un colonel de la guerre de 14. Il était responsable d’une ou deux maisons de l’UGIF. Et donc il nous a logés là, il nous a logés là. Entre temps j’ai pris contact, grâce à mon père, avec la résistance juive pour avoir des faux papiers, car on le sentait venir.
Vous êtes sortis de Drancy grâce à l’intervention du consulat, car à l’époque les relations entre l’Argentine & l’Allemagne existaient encore et qu’elles étaient disons, neutres.
Et là les relations sont devenues plus ambiguës. On pouvait pas continuer à passer d’une maison de l’UGIF à une autre comme ça, on n’avait pas le droit de travailler, il fallait changer d’identité…
Source : copie privée de l’interview offerte par Adolfo.