Drancy est un territoire aux milles visages, à la fois « lieu de mémoire », espace patrimoine mais aussi – et avant tout – lieu de vie. Drancy est longtemps resté un lieu méconnu de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, en dépit des ouvrages édités dès l’après-guerre (1). Paradoxalement, le réveil de la mémoire de la Shoah amorcé en France à partir de la fin des années 1970, n’a pas fondamentalement levé le voile sur les origines et le fonctionnement précis de ce camp d’internement. Ce n’est que tardivement que l’historiographie a apporté des réponses à une question essentielle : pourquoi et comment les autorités françaises et allemandes ont-elles fait de cette cité l’un des principaux instruments de la persécution des Juifs de France ?
Drancy, aussi connu sous le nom de « cité de la Muette », est à la base un vaste terrain acheté en 1925 par l’office des Habitations Bon Marché de la Seine (HBM). Cependant, l’élaboration du projet par les architectes Eugène Beaudoin et Marcel Lods, puis la construction des bâtiments d’habitation ne sera pas immédiate et s’étalera sur une dizaine d’années. Cette construction est une révolution pour l’époque, puisque les grands ensembles n’existent pas encore. Cette nouvelle vision du logement est totalement inconnue pour les Français. Néanmoins, cette vision est en parfait accord avec la conjoncture qui prévaut en France dans l’entre-deux-guerres. Ainsi ce genre d’habitation est une réponse à la demande croissante de nouveaux logements. Puis, de nouveaux bâtiments seront également rajoutés à cette cité. Au final, cette cité regroupera cinq tours de quatorze étages implantées en peigne, ainsi que des bâtiments de quatre étages construits perpendiculairement aux tours et structurés en forme de U. C’est d’ailleurs ce « fer à cheval » qui formera le camp plus tard. Même si ces logements étaient prévus pour accueillir des familles, ceux-ci ne seront jamais habités avant la Seconde Guerre mondiale à cause de la crise économique et du manque de locataires. Les premières personnes à occuper les lieux, où seul le gros œuvre des bâtiments est terminé, seront des prisonniers de guerre franco-britanniques arrêtés après la défaite de mai-juin 1940 ainsi que des civils étrangers.
C’est à partir du 20 août 1941, que la cité de la Muette va accueillir 4 232 Juifs raflés durant trois jours sur décision allemande. Il s’agit principalement d’hommes âgés de 18 à 50 ans, Polonais, Roumains, Italiens, mais aussi de nombreux Français, parmi lesquels 40 avocats. L’objectif principal est de fournir des otages lors de représailles aux « attentats » opérés contre les Allemands. Tous ces Juifs seront internés à Drancy dans un contexte d’improvisation complet. L’administration quotidienne et l’intendance du site est alors assurée par la Préfecture de la Seine (jusqu’en juin 1943). Les difficultés de ravitaillement sont telles que 800 internés sont évacués en novembre 1941 pour raison sanitaires par les autorités allemandes.
Quels sont les éléments qui ont amené cette cité à devenir le principal lieu d’internement des Juifs en France ? Pourquoi a-t-elle été choisi et pourquoi pas une autre ? On peut émettre plusieurs hypothèses. Drancy a d’abord été choisi pour la localisation de son ensemble à proximité de trois gares, dont deux à larges faisceaux de voies vers l’Est. En effet, la gare du Bourget (2) et de Bobigny (3) se trouvaient à seulement quelques kilomètres du camp. Mais la cité de la Muette a surtout été choisie pour sa facilité à être transformée en camp d’internement. Effectivement, sa forme de U et sa « Cour d’entrée » facilitent la captivité puisque la mise en place de barbelés et de miradors entourant la cité se fera très rapidement et aisément. Enfin, le « camp de Drancy » comme il est dénommé, sera également choisi pour la place centrale qu’il occupe sur le territoire Français. En effet, se situant non loin de la capitale et en plus dans la zone occupée, la mise en œuvre du transport des déportés se fera sans difficultés majeures. C’est à partir du printemps 1942 que la fonction de premier camp de transit des convois partant de France vers les centres de mise à mort en Pologne est confiée à Drancy. Le premier convoi, composé de 1112 déportés, est parti le 27 mars 1942 en passant par Compiègne : c’est le premier convoi de déportés juifs parti d’Europe occidentale vers Auschwitz.
Drancy a vu passer la très grande majorité des Juifs déportés de France vers les camps de la mort. Sur 76 000 hommes, femmes et enfants juifs déportés de France durant la Seconde Guerre mondiale, 65 000 le furent en effet à partir de Drancy. A partir de l’été 1942, ce sont trois convois en moyenne qui partent chaque semaine, soit 3000 déportés. Moins de 2 000 d’entre eux sont revenus, soit à peine 3 %. Ces chiffres indiquent l’importance du rôle de Drancy dans la déportation de persécution entre 1942 et 1944.
Le camp est libéré le 17 août 1944. Des personnes suspectées de collaboration y seront alors internées à leur tour, avant que les bâtiments, enfin achevés, n’accueillent leurs premiers habitants à partir de 1948…
Mélanie Mulot et O. Quéruel
Pour aller plus loin :
- La brochure éditée par les Fils et Filles de Déportés Juifs de France et la Mairie de Paris à l’occasion de l’exposition « Les 11400 enfants Juifs déportés de France » (dont sont issus les cinq clichés).
- Thomas FONTAINE et Benoît POUVREAU, « Lieux d’histoire et de mémoire de la déportation en Seine Saint-Denis (2). Le camp de la cité de la Muette 1941-1944″, Patrimoine en Seine Saint-Denis n°37, 2010, 12 p.
- Le site du Conservatoire historique du camp de Drancy et de l’AFMA (Association Fonds Mémoire d’Auschwitz).
- l’article « Drancy » sur le wiki de l’AFMD (Association des Amis de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation).
- L’article de Michel LAFFITTE, « Le camp de Drancy », dans L’encyclopédie des violences de masse, nov. 2009, 8 pages, biblio.
- Les témoignages d’Adolfo KAMINSKY et d’Abraham DRUCKER.
- Lettres de Drancy, textes réunis et présentés par Antoine SABBAGH, Paris, Tallandier-Seuil, 2002, 280 p., coll. « Points ».
Notes :
1. On peut citer les deux principaux : Jacques DARVILLE et Simon WICHENE, Drancy la Juive, ou la Deuxième Inquisition, Paris, ed. Breger, 1946, 136 p. et surtout Georges WELLERS, De Drancy à Auschwitz, Editions du Centre, 1946, 236 p., réédité et augmenté en 1973 sous le titre L’Etoile jaune à l’heure de Vichy aux éditions Fayard.
2. D’où sont partis 42 convois entre mars 1942 et juin 1943.
3. D’où sont partis 21 convois entre juillet 1943 et août 1944.