Bien après que Pierre Nora a initié la réflexion sur elle, la notion de « lieux de mémoire » s’est imposée ces dernières années comme une évidence. L’histoire étant inscrite dans les murs, la fonction mémorielle des « (hauts) lieux historiques » irait de soi. C’est négliger le caractère instable et indéterminé des mémoires. C’est aussi oublier qu’entre amnésie et glorification, les itinéraires mémoriels sont souvent chaotiques, même lorsqu’ils semblent a priori gravés dans la pierre…
A Drancy, c’est d’emblée l’impression qui prévaut aujourd’hui. L’ancien camp d’internement et de transit, qui occupa une place cardinale dans la politique de déportation des Juifs de France, ressemble à tout sauf à la représentation qu’on peut se faire d’un tel centre. Complètement inséré dans le tissu urbain, la cité de la Muette est un espace de taille modeste encadré par un gymnase et des immeubles récents. A cent mètres de là, d’innombrables pas-de-portes et commerces jalonnent la longue et bruyante avenue Henri Barbusse, dont on ne peut soupçonner qu’elle fut parcourue en sens inverse par les bus qui convoyaient les déportés vers la gare du Bourget, puis de Bobigny. Même constat à l’exact emplacement de l’ancien camp : les lieux sont habités, investis par les véhicules et pratiqués comme n’importe quel autre cité de la proche banlieue parisienne. Les élèves, volontairement non-informés de cet aspect des choses lors de notre visite le 16 mars 2011, ont été presque unanimement décontenancés en arrivant sur place. Nombreux sont ceux qui en tirent – malgré eux peut-être – une certaine déception : pas de trace du passé, pas de vestige, pas de barbelé… Drancy semble un « non-lieu de mémoire »(1).
Il faut ici se souvenir du contexte de l’immédiat après-guerre. A cette époque, en dépit des procès liés à l’épuration légale, l’implication des forces de police et des administrations françaises dans la politique antisémite de Vichy se trouve éludée. D’autre part, la spécificité du génocide des Juifs d’Europe et donc de France est ignorée. Lorsqu’il est question de la déportation et des déportés, on songe d’abord aux « déportés résistants », puis à ce groupe composite dans lequel les déportés raciaux sont intégrés, c’est-à-dire les « déportés politiques ». Il y a bien des cérémonies du souvenir qui sont organisées à Drancy par les organisations juives de France en 1944, 1946 et 1947, mais la fonction résidentielle de la cité (nouvellement achevée) coule de source à l’époque. C’est assez naturellement que les logements rénovés accueillent leurs premiers locataires en 1948. En 1944, le MNCR (Mouvement National Contre le Racisme) avait envisagé d’ériger un monument funéraire et commémoratif à Drancy ; en 1946, le Consistoire de Paris relance cette idée mais le projet n’aboutit pas. La portée historique de la cité ne ressurgit qu’à partir de la fin des années 1970 avec la construction du monument de Selinger (cf. infra) en 1976, la création de l’association « Conservatoire historique du camp de Drancy » en 1989 et surtout le classement du site aux Monuments historiques en 2001-2002 (2). Cette rupture apparaît aujourd’hui à travers un détail dans l’aménagement extérieur des appartements de la cité. En effet, les huisseries de l’aile Nord ont été remplacées par des fenêtres PVC, lorsque l’Office des HLM de la Seine a commencé à réhabiliter une partie des logements. L’inscription aux Monuments historiques intervenue avant la fin des travaux a ensuite contraint l’organisme de restaurer à l’identique les huisseries de l’aile Sud ; celles-ci sont en métal comme dans les années 1930… Enfin, l’affirmation de la fonction historique et mémorielle de Drancy se trouve dans une certaine mesure parachevée par la construction lancée en 2010 d’une annexe du Mémorial de la Shoah en face de la cité.
Si le basculement évoqué ici est assez tardif, des « expressions mémorielles » ont toutefois existé antérieurement avec l’apposition de plaques commémoratives. C’est là toute l’ambiguïté – et aussi tout l’intérêt – de Drancy appréhendé comme support de mémoires. Entre approximation et mise en concurrence des mémoires, ces différentes plaques sont dans une large mesure révélatrices des grandes étapes de l’histoire des mémoires de la Seconde Guerre mondiale en France. Un premier groupe de trois plaques est disposé sur l’aile sud du « fer à cheval ». Sur la plus ancienne, au centre, on peut lire le texte suivant : « En ce lieu qui fut un camp de concentration de 1941 à 1944 100 000 hommes femmes enfant de religion ou d’ascendance juive ont été internés par l’occupant hitlérien puis déportés dans les camps d’extermination nazis où l’immense majorité a trouvé la mort ». Ce texte est particulièrement intéressant dans ce qu’il renvoie d’approximatif à propos des persécutions antijuives durant l’Occupation. La mention « camp de concentration » tout d’abord, car au sens strict et initial du terme, les camps de concentration conçus par les autorités allemandes ont d’abord vocation à interner les opposants pour les « rééduquer » (au moins jusqu’en 1939), puis pour les neutraliser durablement. Un camp de concentration est par ailleurs un centre de travail forcé. A Drancy, la fonction essentielle du camp est d’interner une catégorie unique de personnes avant leur déportation dans le cadre de la « solution finale ». Si les internés ont été en permanence mobilisés pour faire fonctionner le camp, les tâches imposées n’avaient pas vocation à soutenir l’effort de guerre. Deuxième approximation, le chiffre de « 100 000″ : au sortir de la guerre et jusqu’à la publication des travaux de Serge Klarsfeld en 1978, le bilan chiffré de la Shoah en France est surévalué. Enfin – et c’est là le plus révélateur du contexte mémoriel de l’après-guerre – la responsabilité des autorités françaises et des forces de police dans la mise en place et la direction du camp d’internement est totalement passée sous silence. Les deux autres plaques sont apposées pour rappeler au passant que les premiers internés ont été des prisonniers de guerre français et britanniques, lorsque la campagne de France a été perdue. Le ton employé est assez allusif (« les souffrances de dizaines de milliers de soldats… pour de nombreuses années ») : il s’agit ici de signaler comment Drancy fut la première étape d’une longue période de captivité subie ailleurs. Passons à un autre secteur : à l’entrée de la cité le long du gymnase se trouve une plaque qui évoque la tentative d’évasion du camp survenue organisée par un groupe d’internés « compiégnois » en octobre 1943. Les vestiges du tunnel dont il est question ont été découverts en 1980 lors des travaux de terrassement pour la construction du gymnase. L’histoire des soixante dix hommes qui ont creusé ce tunnel d’une quarantaine de mètres en direction de l’avenue Jean Jaurès révèle l’esprit de résistance qui anima une partie des internés de Drancy. Il n’en est pourtant guère question dans le texte qui met plutôt en exergue le poids de la fatalité. Cette plaque n’est pas datée ; on peut imaginer qu’elle a été apposée à l’occasion d’une cérémonie qui s’est tenue en novembre 1993 pour commémorer le cinquantième anniversaire du 62ème convoi, dans lequel ont été déportés quatorze membres de l’équipe du tunnel.
Incontestablement, l’érection du Mémorial national des déportés de France de Shlomo Selinger (3) (sous l’impulsion de l’Amicale des anciens déportés juifs de France) marque un tournant en 1976. Si l’appellation du monument rappelle la tradition républicaine et nationale, l’œuvre s’inscrit, elle, dans la culture juive et le judaïsme. La lettre hébraïque shin formée par les trois blocs, les dix personnages de la prière collective (minyan), le cube rituel (tefilin) gravé sur le front du personnage central, les lettres lamed et Vav formées par deux personnages en haut de la sculpture, les deux rangées de sept marches vers ce qui représente au final une porte de la mort… tout est symbole dans ce monument. C’est le signe évident d’une mémoire de la Shoah qui commence à se singulariser en France à partir de cette date et à devenir progressivement autonome par rapport aux mémoires de la déportation. Certes, comme toutes les autres expressions mémorielles de Drancy, des approximations peuvent être relevées dans les textes inscrits sur le monument : le chiffre de « 100 000 internés » par exemple est là pour nous rappeler que le Mémorial de la Déportation des Juifs de France (permettant pour la première fois d’établir le nombre de déportés à 76 000) sera publié deux ans après par Serge Klarsfeld. Il reste que bien des composantes de la politique de persécution et d’extermination des Juifs de France sont mobilisées : les rafles parisiennes, l’internement, Auschwitz, les exécutions d’otages… De la participation des autorités de Vichy à cette politique, il n’en est pas encore question. C’est en 1978 et 1979 que l’affaire Darquier de Pellepoix, l’affaire Faurisson et l’inculpation de Jean Leguay commencent à faire ressurgir le passé vichyssois dans l’opinion publique.
Face au monument de Selinger est installé un wagon en 1988 dans lequel est aménagé un espace muséal sur la Shoah en France. Les deux ouvrages sont reliés par des rails pour signifier symboliquement que le départ – non pas de Drancy mais – des gares de Bobigny et du Bourget représenta pour la majorité des déportés la mort immédiate et systématique à leur arrivée à Auschwitz. Aux abords du wagon, deux plaques au sol constituent de véritables buttes témoins des bouleversements mémoriels intervenus durant les années 1990. La première renvoie au décret essentiel du 3 février 1993 signé par le Président François Mitterrand instaurant « une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « gouvernement de l’État français » (1940-1944) » le dimanche 16 juillet, ou le dimanche suivant. La formulation est reprise telle quelle sur cette plaque avec l’injonction de se souvenir – « N’oublions jamais » – consacrée, elle, après la guerre. Pour la première fois depuis 1945, l’État cessait de voir Vichy comme une parenthèse illégitime. Le contexte dans lequel s’établit cette rupture, qui allait aboutir deux ans plus tard au discours de repentance du Président Jacques Chirac le 16 juillet 1995, est assez bien retranscrit dans la seconde plaque. L’internement de « milliers de juifs, tsiganes et étrangers » auquel il est fait référence est en contradiction évidente avec l’histoire, puisqu’il n’y a pas eu de familles tsiganes internées à Drancy. L’amalgame – et la confusion – illustrent ici une nouvelle fois la manière dont le discours mémoriel peine à s’appuyer sur un discours de vérité historique lorsqu’il est passionné. On peut relever, enfin, à travers ce discours des Étudiants Juifs de France l’éveil du fameux « devoir de mémoire », dont serait désormais porteuse une « génération » tout entière…
Les deux décennies qui nous séparent de cette initiative ont montré le succès de ce concept. Les historiens ont été nombreux depuis à lui opposer le « devoir d’histoire ». Drancy, comme bien d’autres lieux, reste effectivement indéchiffrable si l’on ne convoque pas de façon sérieuse l’histoire nationale et européenne de la Shoah. Le passant, à qui l’on demandait jadis de se recueillir ou de se souvenir, se voit donc aujourd’hui confier une autre tâche : celle de savoir pour comprendre…
O. Quéruel
Notes :
1. Pour reprendre l’expression employée dans le numéro de la Revue d’histoire de la Shoah consacré aux Génocides. Lieux (et non-lieux) de mémoire, Paris, CDJC, n° 181, juillet-décembre 2004, 484 p.
2. Par arrêté du 25 mai 2001 puis du 6 mai 2002.
3. S. Selinger est né en 1928 à Szczakowa en Pologne. Il a été déporté à l’âge de 13 ans et a été interné dans neuf camps de concentration en Allemagne. Il est le seul rescapé de sa famille. En plus du monument de Drancy, on lui doit le mémorial de la Résistance à la Courneuve et le mémorial aux Justes à Yad Vashem.