Le monument de Montchamp
Parmi les lieux de mémoire du bocage virois, le monument de Montchamp est certainement le plus emblématique. En effet, plusieurs mémoires s’y cristallisent : la mémoire de la Résistance, celle de la déportation, celle des persécutions nazies (précisons le d’emblée, non raciales) et dans une certaine mesure celle de la Libération. En outre, le monument de Montchamp a une portée géographique étendue, puisqu’il concerne vingt-sept communes de l’arrondissement de Vire. Enfin, son inauguration par le général de Gaulle le 7 juin 1953 lui confère un attribut « gaullien » déterminant. Ces trois caractéristiques en font l’espace de commémoration désigné, lorsque des cérémonies du souvenir sont organisées dans la région : cérémonies annuelles (comme la « Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation » le dernier dimanche d’avril ou le jour anniversaire de la libération de la commune le 4 août 1944 dans le cadre de l’opération Bluecoat) ou exceptionnelles (50ème, 60ème et 65ème anniversaire du 6 juin). Aussi incontournable soit-il, le monument de Montchamp, en tant qu’objet d’étude cette fois-ci, n’est pas si simple à décrypter.
La question liminaire du choix de cette commune s’explique assez largement par l’histoire de la Résistance et de la répression allemande dans le bocage virois. Si d’autres communes ont été des points d’ancrage de la Résistance locale, il reste que la population civile de Montchamp est celle qui en a payé le plus lourd tribut. Dans cette commune où les sentiments hostiles à l’occupant sont répandus depuis la débâcle de 1940, une première cellule de Résistance voit le jour en 1943 (sous l’impulsion notamment de Marcel Oblin, l’instituteur de Montchamp) suivie d’une autre appelée le « groupe de jeunes ». A quelques kilomètres de là, un groupe collaborationniste est très actif à Saint-Charles-de-Percy. Enfin, tout près de là se trouve un site privilégié de parachutage d’armes sur la lande de Montchauvet. A la fin du mois d’avril 1944, deux containers largués par les Britanniques sont repérés par les gendarmes. C’est le début d’une répression minutieuse et brutale opérée par la Gestapo de Caen. Dix sept personnes du village sont arrêtées quelques jours avant le débarquement allié (1).
La genèse du projet est à mettre au compte d’un « comité d’érection du monument » créé à Vire en 1949. Dans les délibérations du conseil municipal de Montchamp, il en est question pour la première fois dans une séance d’avril 1951. C’est à ce comité que le maire du village, Julien Surville, cède une parcelle de terrain pour la construction de l’ouvrage. Le conseil municipal, le comité et l’architecte de Vire mobilisé pour le projet (M. David) confient la tâche de réaliser la sculpture à Alfred-Auguste Janniot. Cet artiste français est une figure mondialement reconnue de la sculpture monumentale dès l’entre-deux-guerres (2). Dans le registre des monuments liés à la Seconde Guerre mondiale, on lui doit l’un des seize hauts-reliefs qui jalonnent l’esplanade du « Mémorial de la France Combattante » au Mont Valérien. Cette figure allégorique intitulée « Action » (immédiatement placée à droite de l’immense croix de Lorraine) fait référence à l’appel du 18 juin et à la création des Forces Françaises Libres. L’inauguration sept ans auparavant du monument de Montchamp par le général de Gaulle a-t-elle inspiré ce choix ? En tout état de cause, on peut repérer entre les deux œuvres une certaine proximité.
La symbolique du monument de Montchamp est conforme à la fois aux codes de l’après-guerre en termes de sculpture commémorative et aux pratiques d’A. Janniot. Il s’agit tout d’abord d’une composition mettant en scène quatre personnages aux fonctions spécifiques. Une figure allégorique de la France et des valeurs qu’elle incarne surplombe une scène où se côtoient une jeune femme en action – elle même représentative peut-être de la nation au combat – portant le corps d’un déporté, tandis qu’une femme pleure la mort du martyr dans une posture de souffrance particulièrement prononcée. Outre la superposition des plans, le lien entre les protagonistes est tissé par une étoffe plissée. Fidèle à la longue tradition française de la statuaire politique, A. Janniot fixe autour du premier personnage des repères symboliques : ce qui ressemble aux extrémités d’une couronne de lauriers derrière la chevelure (symbole de victoire) ; un livre ouvert (renvoyant sans doute au primat de la Loi face à l’arbitraire), des rameaux de chêne (symbole d’éternité) et une flamme brandie ostensiblement (symbole de Liberté) que l’on retrouve dans d’autres créations du sculpteur. Le personnage allégorique de la nation en action ou en résistance vient contrebalancer l’immobilité du personnage précédent et le trépas du déporté. Là encore, une certaine continuité existe dans les choix du sculpteur entre le monument au morts de Nice sur lequel il a travaillé, le monument de Montchamp et le haut-relief du Mont Valérien. A. Janniot reprend dans une large mesure les codes de représentation du déporté dans l’après-guerre : bien qu’encore doté d’une musculature, son corps famélique et agonisant exprime le processus de brutalisation au sein des camps de concentration. L’homme est tondu, presque nu. Ses yeux sont exorbités ; ses mains, puissantes, sont crispées. La position du déporté n’est pas anodine. Ses bras en croix créent une référence christique qui est renforcée par le dernier personnage. Cette femme lamentée, incarne bien sûr la souffrance des veuves ou des mères qui ont perdu un proche dans la répression nazie. Toutefois, on peut aussi voir dans cette mise en scène une évocation de la Déploration rapportée dans la Bible.
On le perçoit donc avec ce rapide examen de la composition de l’œuvre : les références multiples (républicaines, résistancialistes, religieuses) s’entrecroisent, s’articulent et rendent l’interprétation du monument complexe. Plusieurs questions restent en suspens : à qui s’adresse le monument ? Quelle(s) mémoire(s) entretient-il ? De prime abord, l’inscription sur le socle de la statue d’A. Janniot y répond : il s’agit de rendre hommage « aux patriotes victimes des nazis » de 1940 à 1945. Au-delà du sens du mot « patriotes » (qui à lui seul pose problème), il faut noter que la désignation du monument n’a pas d’emblée été celle-ci. Dans les archives municipales de Montchamp, la toute première évocation concerne en effet le « monument aux morts de la Résistance de l’arrondissement de Vire » (3). Puis, il est question du « monument à la mémoire des fusillés et victimes de la Résistance de l’arrondissement de Vire » (4), avant que l’expression « monument des patriotes de l’arrondissement de Vire victimes des nazis » ne s’impose, à la fois dans les délibérations municipales et sur la pancarte installée à proximité du lieu en septembre 1953. La référence à la Résistance a disparu du texte, mais la croix de Lorraine gravée sur le socle inscrit ostensiblement le monument dans la mémoire de la Résistance gaulliste. On retrouve cela sur une carte postale éditée dans les années 1950. De cette mémoire, il n’en est toutefois pas question de manière explicite sur le bas-relief. Le monument de Montchamp n’a rien à voir avec celui de Beaucoudray (inauguré en 1947 près de Saint-Lô) que le général de Gaulle visite le 7 juin 1953.
On retrouve la même ambivalence à propos de l’autre versant mémoriel, celui de la déportation. La figure du déporté, on l’a vu, est centrale sur le bas-relief. A cela s’ajoute le dépôt de cendres recueillies au camp de concentration de Dachau, qui est à cette époque le camp de référence (avec celui de Buchenwald). Pourtant, lorsqu’on parcourt la liste des noms sur le mur de Montchamp, on constate que la déportation concerne moins d’un individu sur deux (25 sur 60). Seuls deux hommes ont effectivement été déportés à Dachau. Aucun n’y a trouvé la mort. On le perçoit donc ici aisément : la fonction symbolique du monument prend le pas sur une hypothétique fonction historique et, comme c’est souvent le cas dans la mise en espace des lieux de mémoire, l’émotion l’emporte sur l’information. Si l’on ajoute à cela le caractère polysémique du monument de Montchamp, on comprend mieux la relégation des victimes juives de l’arrondissement (de Condé-sur-Noireau et de Vire) : leur sort n’étant pas connu en 1951-1953, celles-ci ne figurent pas parmi les destinataires de l’hommage de la République…
O. Quéruel
Notes :
1. Pour une étude précise de l’histoire de la Résistance et de la répression autour de Montchamp : Jean QUELLIEN et Jacques VICO, Massacres nazis en Normandie, Caen, Ed. Corlet, 2004, p. 67-82.
2. Pour en savoir plus sur lui, consulter le site de l’association des Amis d’Alfred Auguste Janniot : www.janniot.com
3. Délibérations du conseil municipal de Montchamp, 27 mai 1951. Base numérisée des Archives départementales du Calvados.
4. Idem, 10 octobre 1951.