La notoriété acquise après-guerre par certaines personnalités de Vire a un effet inattendu : celui de voir l’histoire locale des persécutions antisémites traitée – sommairement certes – au cinéma. La diffusion le 19 décembre 2012 du (télé)film de Jean-Daniel Verhaeghe (et son édition en dvd en 2014), adapté du livre de Michel Drucker Qu’est ce qu’on va faire de toi ?, est une occasion (presque) (1) unique de porter un regard avisé sur ce traitement et de réfléchir sur certaines représentations qui ont la vie dure dans le cinéma « grand public », lorsqu’il s’agit de mettre en image les rafles, la déportation ou les actes de Résistance.
Les premières minutes du film traitant de l’arrestation, de l’internement et du retour d’Abraham Drucker n’échappent pas à la règle… Premier constat avant toute analyse plus approfondie, l’échelle temporelle est la plus ramassée possible, puisque cinq minutes et une poignée de secondes suffisent à aborder ces trois thèmes, avec les conséquences que cela peut avoir en termes de contenu. Si l’esprit de ce « biopic » est de rester fidèle à la démarche autobiographique de M. Drucker, il reste que la question – sans doute cruciale – des effets produits par ce passé traumatique se trouve largement occultée (2). Au lieu d’inscrire la violence du père dans la singularité des expériences vécues (le déracinement et l’exil au milieu des années 1920, l’affrontement des mesures de restriction à l’encontre des étrangers dans une Troisième République finissante, la mobilisation et la participation à la campagne de France, la défaite humiliante puis les mesures d’exclusion raciale qui aboutissent à l’internement dans les camps de Compiègne et Drancy), celle-ci apparaît fortuitement, presque comme un trait de caractère. Du père « rentré déglingué, angoissé à jamais » (3), il n’en est guère question.
La deuxième série de remarques concerne les erreurs ou approximations factuelles qui jalonnent cette séquence initiale du film.
Premièrement, l’unité de lieu n’est pas conforme à la réalité, puisque la famille ne vit pas à Vire en 1942 mais à Saint-Sever (4). En outre, d’après le rapport d’Abraham Drucker remis aux tribunaux alliés en février 1946, son arrestation n’a pas eu lieu à son domicile mais au sanatorium : la première scène du film est donc vraisemblablement imaginaire.
L’approximation spatiale se prolonge lorsqu’il est question du retour du médecin : libéré de Drancy au milieu du mois d’août 1944, celui-ci ne peut retrouver sa femme et ses enfants à Vire ou à Saint-Sever (communes à peine libérées elles-aussi), car Lola Drucker se trouve sans doute encore à Plémet en Bretagne (là où elle et ses enfants ont trouvé refuge à l’automne 1942). Imaginons, enfin – comme la scénariste – que le retour intervienne effectivement à Vire en 1944, il est assez consternant de voir l’équipe de réalisation ne pas tenir compte d’une donnée objective : la destruction presque totale de la ville… La guerre, malgré la présence à l’écran des uniformes allemands, apparaît finalement comme une parenthèse sans prise sur le réel…
A ces approximations spatiales s’ajoutent, fatalement, des incohérences chronologiques. Par exemple, Abraham Drucker contrairement à ce qu’indique sa plaque, n’est pas encore médecin généraliste mais interne au sanatorium de Saint-Sever ; de même, son arrivée au camp de Compiègne-Royallieu au début du mois de mai ne coïncide guère avec l’ambiance hivernale ostensible dans la scène concernée : faute d’évoquer le sens de l’internement des prisonniers politiques et des Juifs dans ce camp, faute de rappeler les conditions de vie très difficiles qui y règnent (5), faisons intervenir le froid…
Là n’est pas l’essentiel pourtant. Le récit elliptique choisi passe sous silence toute une série de faits : la détention d’Abraham Drucker à Flers et à Caen durant une semaine, son transfert à Drancy en mai 1943 après un an d’internement à Compiègne. Ce choix, en tant que tel, n’est pas discutable, dans la mesure où il ne s’agit pas d’un film de reconstitution historique. Ce qui est regrettable, c’est le traitement « à la va-vite » de l’expérience de captivité. Lorsque le docteur Drucker pénètre à Compiègne, ce ne sont pas trois ou quatre malheureux internés qui peuplent le camp et son infirmerie. Son arrivée coïncide en effet avec la préparation du second convoi de Juifs déportés de France (6). Au moment où les mécanismes de la « solution finale » sont en train d’être mis en œuvre par les autorités allemandes et celles de Vichy sur le territoire, Abraham Drucker, comme les autres, est d’abord voué à la déportation vers Auschwitz. Cette dimension est éludée, tout comme la brutalisation qui caractérise les opérations de persécution et de représailles du printemps 1942. Les cartes s’en trouvent alors brouillées : dans cette fiction, Abraham Drucker retrouve son foyer là où il l’avait quitté ; rien n’a changé sauf l’arrivée d’un second fils. Et le téléspectateur de penser : la guerre est finie, il revient chez lui, tel un prisonnier de guerre ou un requis, sans que même le voisin ne s’en émeuve. Des 76 000 Juifs déportés de France, seuls 2500 survivants ont pourtant pu vivre cette expérience du retour : celle du docteur Drucker, comme les autres, est donc inouïe, totalement inespérée…
Sur la question du mobile de l’arrestation, le scénario du film s’en remet à la thèse de la dénonciation et de la calomnie : « Heureusement, de bons Français ont parlé. » L’agent de la Gestapo rappelle aussi les lois d’exclusion interdisant aux Juifs l’exercice de nombreuses professions, dont celle de médecin. Ces éléments ont l’intérêt de contextualiser les faits, certes, mais ils sont – eux aussi – approximatifs. La dénonciation a bien eu lieu, mais elle concerne d’abord les opinions « anglophiles » et gaullistes du médecin : les origines juives d’Abraham Drucker, elles, sont bien connues des autorités d’occupation depuis longtemps (7). Sur l’interdiction des médecins juifs d’exercer, on peut objecter la nature précise des décisions prises par les autorités de Vichy : le 16 août 1940, une loi interdit effectivement l’exercice de la médecine aux praticiens étrangers, à ceux qui ont acquis la nationalité française après 1927 et à ceux qui, nés en France, sont de père étranger. Mais celle-ci relève d’abord d’une logique xénophobe (née avant Vichy) et ne vise pas spécifiquement les médecins juifs. Le processus d’épuration du corps médical s’affirme clairement par la suite, avec la promulgation de deux « Statuts des Juifs » et les prises de position de l’Ordre des médecins (créé par le gouvernement de Vichy le 7 octobre 1940). Néanmoins, l’interdiction pure et simple de la profession n’intervient pas dans l’arsenal juridique de l’époque (8).
Au final, de l’examen sur le fond de ces cinq premières minutes du film, on retiendra la difficulté à manipuler avec justesse la matière historique. Certains oublis sont accessoires, d’autres contribuent à faire de la Shoah un cadre circonstanciel comme un autre, à en déformer les modalités, donc le sens. Fort heureusement, la sobriété de l’écriture filmique et l’absence de pathos permettent ici d’éviter l’écueil d’une vision émotionnelle et lacrymale de cette histoire.
Olivier Quéruel
Notes :
1. Le destin atypique d’Adolfo Kaminsky a fait l’objet d’un film documentaire réalisé par Jacques FALCK, Faux et usage de faux (aux éditions « Les Films d’Ici ») en 1999. Une partie du film revient naturellement sur la séquence viroise de la vie du résistant faussaire.
2. De ce point de vue, le film ne tient pas compte des réflexions de M. Drucker, rappelant à propos de son père que « sa fureur, son anxiété, sa mauvaise santé n’avaient rien à voir avec nous, [qu’] elle venait des trente-six mois de captivité entre Compiègne et Drancy, où par miracle il avait échappé aux wagons plombés. », Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?, p. 32.
3. Idem.
4. Ce n’est qu’en 1947, que la famille s’installe sur la place de la gare à Vire.
5. Trente-deux Juifs internés y meurent « de misère physiologique » durant les quatre mois qui précèdent l’arrivée d’Abraham Drucker. Serge KLARSFELD, Le calendrier de la persécution des Juifs de France, p. 168.
6. Ce convoi parti le 5 juin 1942 est composé de mille Juifs transférés de Drancy et des camps du Loiret entre le 29 avril (le lendemain de l’arrestation d’Abraham Drucker) et le 8 mai. S. KLARSFELD, op. cit. p. 235.
7. Depuis que l’ordonnance allemande du 27 septembre 1940 a rendu obligatoire le recensement systématique et périodique des Juifs en zone occupée.
8. Le décret d’application du second « Statut », réglementant l’exercice de la médecine pour les Juifs est promulgué le 11 août 1941 : il établit l’instauration d’un numerus clausus fixant à 2 % le nombre de médecins juifs sur l’effectif total des médecins non juifs. Sur l’histoire de l’antisémitisme dans le corps médical, lire l’article de Bruno HALIOUA, « La xénophobie et l’antisémitisme dans le milieu médical sous l’Occupation », dans M/S médecine sciences, vol. 19, n° 1, 2003, p. 107-115.