Les « autres Juifs de Vire » constituent un groupe composite aux contours incertains. Cette incertitude est d’abord liée au contexte particulier des mois qui précèdent le déclenchement de la guerre et qui se prolonge en 1940. Durant cette période, les mobilités sont en effet nombreuses et il est difficile voire impossible de suivre les trajectoires des familles ou des individus isolés qui quittent Vire, momentanément ou définitivement. L’autre facteur renvoie aux sources. La listes nominative de 1936, conformément aux lois de la République, ne donne pas d’indications sur la confession religieuse. Dans ces conditions, seuls le patronyme et la nationalité (polonaise) des personnes peuvent éventuellement nous mettre sur la voie d’une possible identité juive. Figurent ainsi dans le recensement de 1936, Fransiska KOMINSKA et Beunewska GROZNADZKA (domestiques) aux confins de Neuville (à Tracy) ; la famille GEORGEVITCH (de nationalité yougoslave) dont le père, Michel, était employé « Aux deux nègres » comme tailleur à façon comme Salomon Kaminsky ; un Ukrainien (Nicolas SLOBODIAMSK) également employé comme domestique à Neuville ; la famille CHABRIW à Vire, dont le père, Jean, Polonais, était polisseur chez Rougereau ou encore Victor NIEDVIECKI (Polonais) chauffeur chez Berger. Ces indications méritent d’être prises en compte lorsque l’on tente d’évaluer le nombre de Juifs à Vire à la fin des années 1930… il reste que ce sont des indices partiels.
Les informations sont – fatalement – plus fiables dans les sources administratives à partir de septembre 1940, l’ordonnance allemande du 27 septembre ayant pour but spécifique le recensement des familles juives dans la zone occupée. Sont ainsi recensés des individus isolés, comme Barouch ROSENSON, né le 30 mai 1899, menuisier de profession. Cet immigré russe est arrivé en France en 1923 et fait partie des hommes qui se sont engagés volontairement dans l’armée française quelques semaines avant la campagne de France (1). Barouch n’a semble-t-il pas rempli de fiche individuelle en octobre 1940. Sa décision de quitter Vire clandestinement a dû être prise précocement. Son départ le 8 janvier 1941 est rapporté dans plusieurs correspondances du Commissaire de Police de Vire et comme les autorités, nous perdons sa trace.
Deux autres personnes sont présentes dans ces mêmes sources : Hélène VERGNOLE (ou VERQUOLE), née NORDEMANN le 15 juillet 1895 et sa cousine – vraisemblablement – Suzanne JAGER, née le 13 juin 1894. Le cas de ces deux femmes est particulièrement intéressant, car il soulève la question de la définition de la judéité selon les autorités. Dans l’ordonnance allemande du 27 septembre 1940, « sont reconnus comme juifs ceux qui appartiennent ou appartenaient à la religion juive, ou qui ont plus de deux grands-parents (grands-pères et grands-mères) Juifs » et « sont considérés comme juifs les grands-parents qui appartiennent ou appartenaient à la religion juive ». Selon le premier statut des Juifs promulgué par le gouvernement de Vichy le 3 octobre 1940, « est regardé comme juif, toute personne issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif. » Toute l’ambiguïté autour de ces critères de définition transparaît dans les notes qui sont prises à propos des deux femmes. La première, en effet, fille de Jules et Aline BEHR, est « mariée à un catholique » ; la seconde, fille de Maurice et Suzanne BLOCH, a « un mari et trois enfants aryens ». Entre la définition raciale et religieuse, la confusion règne. D’après la « liste des Israélites du Calvados » établie en préfecture en 1941, Suzanne et Hélène sont « partie(s) ». On en apprend davantage dans une correspondance du Commissaire de Police de Vire datée du 9 février 1942 : « Mme JAGER, sujet israëlite a quitté Vire courant septembre 1941 pour se rendre près de son mari au collège de RIOM ». Le départ d’Hélène à la même période et vers la même destination est aussi rapporté dans cette correspondance. Ces départs sont sans doute motivés par l’application des premières mesures antisémites. Ils sont aussi liés à un différend qui aurait opposé à la veille ou au début de la guerre le mari de Suzanne, Marcel Jager, principal du collège de Vire avec un professeur d’allemand (M. SAINT JAMES).
Et puis il y a les autres… Ceux dont on sait qu’il ont séjourné à Vire pendant la guerre, comme Colette BRZOSTEK, pensionnaire au collège de Vire en 1943 ou 1944 (2). Ceux dont on apprend fortuitement l’existence… C’est le cas d’un certain Paul WEIL, à propos duquel Jules Jeannin (le commissaire-gérant qui a exécuté les mesures d’aryanisation des affaires viroises en 1941) indique la fausse identité dans une correspondance fameuse adressé au préfet en septembre 1944. Il y a ceux, enfin, dont la trajectoire ne peut être reconstituée, parce que les sources sont muettes à leur sujet, parce que les circonstances de guerre ont précipité leur départ et parce que, d’une manière ou d’une autre, leurs traces ont été soigneusement dissimulées…
Olivier Quéruel
1. Du 27 février au 1er septembre 1940.
2. Dans Yves Lecouturier, Shoah en Normandie, p. 189.