Abraham Drucker est né le 15 novembre 1903 à Davideni près de la ville de Czernowitz en Bucovine du Nord (à l’époque dans l’empire austro-hongrois, puis en Roumanie après 1918 et actuellement en Ukraine). Ses parents étaient peut-être exploitants forestiers(1), cependant, nous n’en avons aucune certitude car ses origines familiales demeurent méconnues. Le jeune Abraham étudie la médecine en Roumanie à l’université de Bucarest. En 1925, il arrive en France. Son diplôme de médecine n’étant pas considéré comme valide, il débute un nouveau cursus d’études de médecine à Grenoble, Paris, Tours et Nantes et soutient sa thèse en 1936. Entre temps, il se marie en 1934 avec Lola, une jeune femme d’origine autrichienne née SCHAFLER le 26 mars 1906 à Vienne.
Ce n’est qu’à l’été 1937 qu’Abraham Drucker sera naturalisé français. Cette même année, après avoir travaillé en Bretagne, il obtient un poste de médecin-interne au sanatorium de St Sever, en spécialité tuberculose osseuse. Sa femme est, quant à elle, employée comme infirmière. Deux ans plus tard (en Septembre) il est mobilisé sous le drapeau français en tant qu’infirmier puis médecin, jusqu’en août 1940. Une fois démobilisé, Abraham Drucker retourne travailler au sanatorium. A l’automne 1940, lui et sa femme sont recensés comme « israélites » sur les listes établies en mairie et à la sous-préfecture de Vire. Dans une correspondance du maire de St-Sever au préfet datée du 29 mars 1941, ce dernier atteste qu’Abraham Drucker se rend quotidiennement en mairie pour se faire pointer.
Abraham Drucker est arrêté le 28 avril 1942 par la gestapo de Flers, suite à la dénonciation d’un employé du sanatorium, membre du parti collaborationniste (le PPF). Cependant, nous devons préciser que la famille semblait déjà dans le collimateur des autorités d’occupation depuis plusieurs mois. En effet, d’après Guy Miclon, Abraham Drucker aurait apporté son aide à des prisonniers français employés à l’usine Berger de Martilly. Par ailleurs, il exprimait son esprit de résistance (son « anglophilie » comme disaient les autorités) de diverses manières. Ainsi, il apporte son soutien aux victimes civiles et britanniques du crash d’un avion de la RAF le 13 avril 1941 à St-Sever. De la même manière, Abraham Drucker est connu pour ses positions gaullistes plus ou moins affichées auprès de son directeur, le docteur Faget. Le docteur Drucker se fait aussi remarquer par une démarche qu’il engage en Janvier 1941, pour tenter de se faire radier de la liste des Juifs recensés dans le canton. Nous avons ainsi pris connaissance du dossier qu’il a transmis aux services préfectoraux et à la Feldkommandantur. Dans ces correspondances, il y a plusieurs certificats, ainsi que des informations précises sur une partie de la famille restée en Roumanie. Abraham Drucker avance deux arguments principalement. D’une part, il ne connaît pas ses grands-parents paternels et maternels ; d’autre part, il a été élevé en dehors de la religion juive, insistant sur le fait que le prénom d’ « Abraham » lui a été donné à la naissance par une sage-femme juive. L’interprétation de cette démarche n’apparaît pas évidente. S’agit-il d’un réflexe légaliste ou d’une véritable volonté de rompre avec ses origines ? Abraham Drucker est-il conscient de risques éventuels qu’il encourt ou qu’il fait encourir à d’autres ? Le fait de donner les noms et les professions de trois cousins restés en Roumanie (« tous de religion catholique » selon lui) n’est pas anodin, car ce n’est pas en ces termes que les nazis établissent la judéité des individus : est juif celui qui a du sang juif, quelque soit sa religion… Il n’y a pas de lien entre les deux affaires, mais le frère d’Abraham, Maurice, interne lui aussi à St-Sever entre 1937 et 1939, serait mort en Roumanie après son arrestation fin 1944…
En tout état de cause, bien avant son arrestation au printemps 1942, Abraham Drucker figure sur une liste de 42 otages potentiels (juifs et communistes) fixée par la Feldkommandantur le 28 Août 1941, en représailles à des actes de résistance opérés dans le Bessin. Cette liste est très intéressante, car d’autres Juifs de Vire y figurent et aucun n’est résistant. L’autre intérêt majeur du document concerne le fils des époux Drucker, Jean : lui aussi apparaît… il est né depuis seize jours…
L’itinéraire d’Abraham Drucker à partir de l’arrestation est bien connu (2). Il passe d’abord quatre jours à la prison de Flers. Il fait ensuite l’objet d’un interrogatoire au siège de la Gestapo à Caen, puis est transféré à la prison de la Maladrerie. En mai 1942, il est emmené à Compiègne au camp d’internement de Royallieu. Un an plus tard, il sera transféré à Drancy (le 26 mai 1943). Dans ces deux camps, il assume la fonction de médecin auprès des internés. C’est ainsi qu’il échappe à la déportation. Après l’arrestation de son mari, Mme Drucker perd son poste. Elle est par ailleurs contrainte de quitter son logement de fonction au sanatorium. Ainsi, elle s’installe au n°27 de la rue Mont-Roty à St-Sever. Le 6 juin 1942, elle se voit remettre l’étoile jaune à Vire en même temps que les familles Augier et Goldnadel(3). Elle quittera clandestinement le Calvados avec ses deux enfants (Jean et Michel, né le 12 Septembre 1942) grâce à l’aide de plusieurs habitants de St-Sever et de Sept-Frères(4). Mme Drucker trouve refuge auprès du docteur Faget au sanatorium de Bodiffé, situé sur la commune de Plémet dans les Côtes d’Armor.
Sur le point d’être déporté dans le dernier convoi de déportés partis de Drancy, Abraham Drucker est libéré le 18 août 1944. Ce n’est qu’après la guerre que la famille vient s’installer à Vire, place de la Gare puis rue du Calvados.
Louise Macé
Notes :
1. D’après André LAROZE dans Chemins oubliés du bocage p. 43.
2. En février 1946, A. Drucker adresse un témoignage de douze pages à une cour de justice en Allemagne dans lequel il revient en détail sur son arrestation et sa captivité (CDJC, cote CCXVI-66).
3. Correspondance du Préfet du Calvados à la Feldkommandantur le 2 juillet 1942.
4. Op. cit. A. LAROZE, p. 44.