Henri BILY est arrêté le 25 octobre 1943 à Clans dans l’arrière-pays niçois en compagnie de 27 autres Juifs. Rien, a priori, ne raccorde son destin à celui des Juifs de Vire. Ce jeune homme de 23 ans, engagé dans la Résistance, croise pourtant à partir de cet instant la trajectoire de deux d’entre eux. Détenu à l’hôtel Excelsior de Nice, il est plausible voire probable qu’il y rencontre Abraham Drucker (1). Transféré à Drancy, il est déporté par le convoi n°62 parti de la gare de Bobigny le 20 novembre 1943 vers midi. Parmi les 1200 membres de ce convoi se trouve Dora Augier… C’est sur l’expérience inconcevable de la déportation vers Auschwitz-Birkenau qu’il revient ici (2).
Tous ceux qui ne peuvent s’évader (3), tous ceux qui ont crié de peur et qui craignent d’être fusillés à l’arrivée, ne savaient pas encore, car nous l’ignorions complètement, que le sort qui nous était réservé à tous, était justement de mourir !…
Tous ceux-là, par ignorance, n’ont rien compris ! Ainsi, par crainte non justifiée, ils ont gêné et empêché de nombreuses évasions.
Le voyage continue, triste, fatigant, éprouvant. Les femmes se lamentent sur les conditions de ce déplacer et les enfants pleurent sans cesse. Ils ont faim, ils ont peur et ils sont fatigués.
Jamais ils n’ont vécu un tel cauchemar, dans une telle odeur pestilentielle. Dans un tel brouhaha !
Combien d’heures passent ?
Déjà la moitié de notre wagon est complètement amorphe. Et parmi l’autre moitié, combien sont encore lucides ? Moi-même, après avoir fini le pain que l’on m’a donné au moment du départ, je commence à avoir très faim… Chacun de nous suppute l’endroit où nous sommes.
Chacun de nous essaye d’imaginer notre étape définitive.
Quel va être notre destin ?
Inutile aussi d’évoquer tout ce qui se passe pendant cet affreux voyage. La propagation de fausses nouvelles et de bobards, l’odeur du seau d’aisance au milieu du wagon, et la promiscuité insupportable, font que nous ne sommes déjà plus tout à fait des êtres humains.
Le 23 novembre, aux environs de quatre ou cinq heures du matin, le train s’arrête. Quelques instants plus tard, les SS ouvrent les énormes cadenas qui bloquent les portes de notre wagon. Tout le monde, tous ces corps ankylosés tentent de se lever, et c’est difficile pour chacun de nous. Lorsque je sors mon nez vers l’extérieur, je n’aperçois, à perte de vue, que de la neige. Tout est blanc sous de pâles lumières que je discerne mal, ou à peine. Toutes les lueurs sont entourées d’un faible halo. C’est ce qui donne un aspect sinistre, presque lunaire. Désormais, seules quelques faibles ampoules électriques, entourées d’un léger halo, sont visibles. La vue que j’en ai est floue, sombre et dantesque, je me pince plusieurs fois afin de me rendre compte que je ne rêve pas, que malgré tout, je suis bien « moi-même ». Surtout lorsque je crois voir dans ce brouillard, des silhouettes. Non, je ne rêve pas, ce sont bien des Allemands, mitraillette au poing. Et ces armes sont bien dirigées vers nous. D’autres SS arrivent, fouet à la main et accompagnés d’énormes chiens. Même les cris, les ordres et les aboiements des bêtes nous parviennent dans une atmosphère ouatée. Je pense alors que l’enfer n’est vraiment pas bien loin.
Au milieu de tous les cris et tous les aboiements, j’entends aussi des claquements de coups de fouet et je vois, tout près de moi, des corps qui tombent. D’autres qui tentent de se relever… Il faut faire vite, très vite pour sauter du wagon.
Des ombres vêtues de vestes rayées courent rapidement autour de nous.
Notes :
1. Ce dernier est arrivé le 13 septembre 1943 dans ce centre de détention et de torture mis sur pieds par la SS. Sous la contrainte, il doit s’occuper jusqu’en décembre 1943 d’une infirmerie, en compagnie de deux autres médecins, chargée de « maintenir » en vie les Juifs interrogés.
2. Ce témoignage est cité dans l’œuvre de Serge KLARSFELD, La Shoah en France, tome 3 : Le calendrier de la persécution des Juifs de France (septembre 1942-août 1944), Paris, Fayard, 2001, p. 1706-1707.
Henri BILIG a aussi raconté son histoire dans un livre intitulé Destin à part. Seul déporté rescapé de la rafle de Clans du 25 octobre 1943, Paris, L’Harmattan, 1995, 205 p., coll. « Mémoires du XXème siècle ».
3. Fait exceptionnel, un petit groupe de 19 hommes – dont une partie est concernée par le creusement d’un tunnel à Drancy à l’automne 1943 – parvient en effet à s’évader du convoi dans la soirée du 20 novembre près de Lérouville (un village dans la Meuse). Sur cet épisode, lire Annette WIEVIORKA et Michel LAFFITTE, A l’intérieur du camp de Drancy, Paris, Perrin, 2012, p. 283-290.