La famille de Pauline KAMINSKY a été particulièrement touchée par les mesures de persécutions à Vire puisque tous ses membres ont été arrêtés le 22 octobre 1943. Elle revient ici sur les circonstances de l’arrestation et de l’internement à Caen et à Drancy. Son témoignage, très précieux, soulève aussi une question délicate : celle des traumatismes induits pas ces expériences sur le long terme…
Je me souviens très bien du moment où mon frère ainé, Paul, est entré dans ma classe et m’a dit ces mots : « Nous sommes arrêtés! ». Ce moment est reste très vif dans ma mémoire. Mon frère n’a pas voulu laisser entrer l’Allemand dans la classe et lui a demandé la permission d’aller m’y chercher à sa place afin d’adoucir le choc. Dehors nous attendait un camion bâché où se trouvaient déjà mon père, mes frères plus d’autres personnes que je ne connaissais pas. Nous avons été amenés à la prison de Caen (la Maladrerie). Puis, introduits dans une pièce avec une haute estrade sur laquelle était assis un Allemand qui vérifiait tous nos effets personnels. Mon père m’avait donné quelques pommes pour la route. L’Allemand les prit et me les rejeta une à une par terre du haut de son estrade avec un mauvais sourire afin de m’humilier. J’ai donc dû me baisser et ramasser mes pommes une à une. A son grand contentement. Je fus séparée de mon père et de mes frères et placée au quartier des femmes dans une cellule où me rejoignit Dora Augier que je ne connaissais que de vue jusque là. Puis arriva dans notre cellule une femme qui parlait seule sans cesse à haute voix. Nous avions très peur d’elle, la croyant folle.
Nous sommes restées sept jours dans cette cellule, ne sommes sorties qu’une fois dans la cour de la prison pour une courte promenade. La porte ne s’ouvrait jamais. Une maigre nourriture nous était passée par une lucarne dans la porte. Pour nos besoins, il y avait une tinette attachée à une chaine. Nous avons dormi à même le sol sur de la paille et la femme qui était avec nous, sur une planche soudée au mur. Durant toute cette semaine, nous n’avons pu faire notre toilette, car il n’y avait pas d’eau dans la cellule. Dora et moi nous sommes très peu parlées par frayeur dans cette situation. Durant toute cette semaine je n’ai pas revu mon père ni mes frères. Le septième jour, nous nous sommes retrouvés tous sur le quai de la gare de Caen et avons été transférés par train à Drancy. C’était le 29 octobre 1943. J’avais 13 ans. Dora et moi avons été séparées dès l’arrivée à Drancy et je ne l’ai jamais revue. J’ai été placée dans un block de femmes, à nouveau séparée de mon père et de mes frères, avec interdiction de pénétrer dans le block des hommes. Je me suis sentie très seule parmi les cinquante femmes du block et isolée des miens. De temps à autre, je rencontrais l’un de mes frères dans la cour du camp après les heures de travail obligatoires et je visitais mon père dans la blanchisserie où il repassait le linge du camp (étant tailleur…).
Pour notre grande chance, la nationalité Argentine nous a sauvés et nous avons été libérés. Nous nous sommes retrouvés libres, mais sans biens ni argent (confisqués à Drancy) sans savoir où aller ni loger et avec interdiction de retourner en Normandie. Mon père s’est adressé à des organisations juives (l’Union Générale des israélites de France) qui nous ont hébergés, moi dans une maison d’enfants pour filles et mes frères dans une maison pour jeunes gens. Puis, l’Argentine étant devenue pro-Allemande, nous étions à nouveau en danger et il a fallu se cacher. Notre famille a été dispersée, chacun sous un nom différent. Je fus envoyée à la campagne chez des paysans dans la Mayenne grâce à l’O.S.E. (l’Œuvre de Secours aux Enfants), une autre organisation juive qui plaçait les enfants à la campagne, leur fournissant une fausse identité.
Je ne suis rentrée à Paris qu’à la fin de la guerre. Ce fut pour moi une période difficile. Je ne savais pas où étaient mon père et mes frères et je craignais pour eux. Je ne dormais pas les nuits. J’avais aussi la crainte d’être dénoncée. Notre foyer a été détruit par cette guerre, et n’a jamais été reconstruit. Moi qui espérais tant retrouver enfin ma famille réunie, me suis retrouvée en maison de jeunes filles loin des miens. Mon père ne s’est jamais remis de la perte de notre mère (décédée dans des conditions tragiques liées à l’entrée des Allemands à Vire) et ayant perdu tous ses biens, il n’a jamais voulu réclamer de dommages. Je n’ai pas repris mes études (malgré mon désir), étant trop timide et manquant d’assurance, ce que je regrette jusqu’à aujourd’hui. A l’âge de 15 ans, je suis allée travailler dans une maison d’enfants juifs à Paris, puis j’ai suivi un stage de 7 mois de formation pour moniteurs et j’ai travaillé en tant que monitrice dans l’Isère entre Lyon et Grenoble (à Cessieu) durant deux ans dans une de ces maisons pour enfants juifs orphelins ayant perdu leurs parents dans les camps et d’autres des cas sociaux. En Octobre 1948, je me suis mariée avec un jeune moniteur que j’avais connu au stage. Après quoi, nous sommes partis en Israël au kibboutz Sdot-yam où nous avons fondé une famille et dans lequel nous vivons jusqu’à ce jour.
En résumé, notre famille n’a pas souffert comme les personnes qui sont arrivées dans les camps de la mort. Mais nous avons subi les séquelles qui ont suivi le traumatisme premier causé par la perte tragique de notre mère, puis l’arrestation et l’internement. Par la suite, la séparation de la famille avec la peur permanente pour soi et pour la vie des siens et comme résultat final, l’anéantissement du noyau familial. J’avais dix ans à la perte de ma mère, puis treize ans lors de l’arrestation et toute ma vie s’est brisée. Je n’ai pu rependre mes études. Je n’avais plus de foyer. J’ai eu la grande chance de trouver un mari aimant et de fonder un foyer au kibboutz, dans une ambiance sympathique, ce qui m’a aidé à me reconstruire. J’ai aujourd’hui trois enfants et six petits-enfants qui sont le bonheur de ma vie.