… ou épilogue ? Les mémoires de la Seconde Guerre mondiale à Vire
La réflexion sur l’histoire des mémoires de la Seconde Guerre mondiale, quel que soit le point de vue que l’on adopte et quel que soit le lieu considéré, n’est possible qu’en tenant compte de principes fondamentaux. Premièrement, il n’y a pas une mémoire mais des mémoires, définies spontanément ou non par les acteurs du conflit (les combattants, les résistants, les civils, les déportés, les requis du Service du Travail Obligatoire, les prisonniers de guerre…). Deuxièmement, ces mémoires sont évolutives : entre occultation et célébration, la mémoire collective est une matière vivante qui passe par différents stades avant de se stabiliser. Enfin, il n’y a guère de « mémoire pour la mémoire » : derrière les questions mémorielles, des enjeux politiques, sociétaux ou encore psychologiques sont à l’œuvre. C’est là toute la complexité et tout l’intérêt de cette histoire. Entre singularité et conformité au paysage mémoriel de la France, Vire n’échappe pas à cette complexité…
C’est un an jour pour jour après les bombardements du 6 juin 1944 que se fixe pour longtemps un aspect majeur de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à Vire : ce jour là, devant la Porte-Horloge et au milieu d’un paysage de ruines, plusieurs centaines de personnes rendent hommage aux Virois morts sous les bombes alliées au cours d’une cérémonie publique. Au sortir de la guerre, on ne connaît pas le nombre des civils morts dans la bataille de Normandie mais l’élan mémoriel qui s’amorce se porte spontanément vers le traumatisme de la Libération. C’est là l’une des singularités de Vire (et de plusieurs villes de la région) : la fin de la guerre s’est opérée dans la destruction et ce sont les forces aériennes anglo-américaines qui en sont les premières responsables. Face à ce paradoxe, face à la réalité objective d’une ville complètement dévastée, la mémoire collective se cristallise d’abord autour des victimes de la guerre et prioritairement autour des victimes civiles de la Bataille de Normandie et du 6 juin. A ce titre, il ne faut pas se méprendre sur la signification de la date : le 6 juin en question est celui des bombardements et non celui du débarquement allié. Le point d’orgue de cette mémoire en construction intervient le 7 juin 1948 : Vire reçoit le Président Vincent Auriol venu remettre à la ville une citation à l’Ordre de la Nation et la Croix de Guerre. A l’issue de cette étape essentielle, la mémoire des victimes de la guerre vient donc s’inscrire dans les cadres traditionnels de la mémoire nationale : les civils deviennent des combattants et, symboliquement, les victimes deviennent des héros. Un « bloc mémoriel » (pour reprendre l’expression de Serge Barcellini) se met peu à peu en place. Sa constitution s’achève à la fin des années 1950, plus précisément le 6 juin 1960, lorsque la liste officielle de l’ensemble des victimes de la guerre est solennellement déposée dans la crypte de la Porte-Horloge et qu’un Mémorial y est inauguré… Le fait que cette cérémonie intervienne quatre semaines seulement avant la venue du général de Gaulle à Vire (le 8 juillet) signale une fois encore la force de cette tendance mémorielle initiale et son autonomie : avec la visite du chef historique de la France Libre, l’occasion d’associer le souvenir des « Cinq cents Virois morts pour la France » à la mémoire résistante semblait en effet unique…
Il n’en est rien, car la mémoire de la Résistance à Vire et dans le bocage a emprunté sa propre voie : c’est le deuxième axe mémoriel que l’on peut appréhender ici. L’une des premières stèles évocatrices de la Seconde Guerre mondiale à Vire est inaugurée le 29 juin 1947 à la gare de Vire et c’est aux cheminots qu’elle rend hommage : « 1939-1945 A la mémoire des agents de la SNCF tués par faits de guerre ». Parmi les cinq noms gravés sur cette plaque, certains ont été résistants, comme Pierre Lebreton(1), d’autres non. Tous pourtant se trouvent symboliquement associés pour incarner l’esprit de sacrifice et de résistance que l’on attribue à l’ensemble des milieux cheminots dans l’immédiat après-guerre. La conviction qu’une majorité de Français ont été animés de cet esprit pendant les « années noires » est en train de s’installer dans les représentations collectives de l’époque. Les mots prononcés par le sous-préfet Laugier lors de cette cérémonie l’illustrent dans une certaine mesure : « Qu’ils soient morts les armes à la main, dans un camp de la mort lente ou dans l’accomplissement de leur devoir professionnel, tous ont magnifiquement servi leur pays »(2). Certes, la mémoire résistante en construction dans le bocage virois dans les années 1950 est parfois ciblée sur les acteurs individuels : ainsi, la plaque dédiée à René Chatel (3) sur le calvaire de Neuville ou celle dédiée à Maurice Hébert (4) à la Graverie. Toutefois, le caractère englobant de cette mémoire tend à s’affirmer de plus en plus. La symbolique du monument de Montchamp est sur ce point très évocatrice. Le monument, inauguré par le général de Gaulle le 7 juin 1953, rend en effet hommage « aux patriotes victimes du nazisme » sans distinction. Parmi les soixante noms inscrits sur le mur, six ont été abattus sommairement, six sont morts dans des circonstances totalement inconnues. Sur les dix-huit victimes de Vire et Neuville, on compte sept personnes qui n’ont appartenu à aucune organisation résistante. L’élan mémoriel autour de la Résistance est entretenu au début des années 1960 (5). A une période où la mémoire gaulliste occupe une position hégémonique en France, la mémoire de la Résistance à Vire atteint une sorte de sommet en 1968. Cette année là, le 6 juin, une « flamme de la Résistance » monumentale est inaugurée en plein centre-ville avec ces quelques mots : « Vire à la Résistance ». Dans une large mesure, ce monument s’inscrit à la fois dans une continuité et dans une rupture. D’un côté, les symboles gaulliens (la croix de Lorraine et le « V » de la France Libre) inscrivent le monument dans la mémoire résistancialiste de l’époque. Derrière l’apparente unicité de l’hommage rendu à la Résistance, c’est bien la Résistance gaulliste qui domine. Il y a de ce point de vue une certaine distorsion avec l’histoire locale des réseaux de Résistance. D’un autre côté, la cérémonie est l’acte de naissance d’une mémoire qui ne s’est pas encore exprimée : celles des « Libérateurs », celle des Alliés. Les dates sont peut-être là encore significatives : l’inauguration du monument de Montchamp par le général de Gaulle un 7 juin 1953 signale presque la volonté d’éviter toute référence au débarquement et donc aux Alliés. Au contraire, en 1968, lorsque le maire de Vire André Halbout déclare « le 6 juin 1944 fut l’accomplissement de la promesse du 18 juin 1940″, il inscrit l’histoire de la Résistance dans celle du « Jour J ». Les prémices d’une nouvelle logique mémorielle sont vraisemblablement activées à partir de ce moment là…
Les premiers vétérans américains à être accueillis à Vire dans le cadre d’une cérémonie officielle le sont le 1er octobre 1976. La cérémonie a lieu à la mairie. Huit ans plus tard, lorsqu’un groupe de lycéens se rassemble symboliquement le 6 juin 1984 à la Porte-Horloge, l’hommage rendu aux Virois victimes de la guerre se mêle pour la première fois à celui rendu aux Alliés. Quarante ans après les bombardements meurtriers de la bataille de Normandie, une lucarne s’est ouverte. Deux facteurs explicatifs peuvent être avancés. D’une part, les commémorations du débarquement du 6 juin prennent pour la première fois en 1984 un caractère national, voire européen. Rien de tel en 1954, 1964 ou 1974. D’autre part, sur le plan local, le deuil collectif est sans doute réalisé. Mais la rupture la plus évidente intervient à l’occasion de l’échéance suivante : le cinquantième anniversaire. En 1994, une unanimité mémorielle transparaît dans les cérémonies publiques. Comme un slogan fédérateur, « Welcome to our liberators » apparaît sur tous les supports possibles. Avec l’inauguration de la stèle de la cote 203 sur le mont Besnard, la ville de Vire se dote du premier lieu de mémoire spécifiquement consacré aux soldats américains (ceux du 1er bataillon du 116ème RI de la 29ème division). Cet élan, totalement improbable dans l’après-guerre, se reproduit en 2004 avec peut-être davantage d’intensité, car les vétérans qui ont libéré la ville le 8 août 1944 viennent sans doute pour la dernière fois à Vire…
Dans ce paysage mémoriel évolutif, la mémoire de la déportation occupe une place ambivalente. Au printemps 1945, les déportés rescapés des camps de concentration commencent à revenir à Vire. Difficile de savoir dans quelle mesure ils ont raconté leur histoire. On tient généralement comme indiscutable l’idée selon laquelle la plupart des déportés se sont réfugiés dans le mutisme afin de se reconstruire. C’est oublier l’intense activité éditoriale en France et ailleurs autour des témoignages dans les années 1945-1947. C’est oublier aussi qu’il n’y avait guère d’oreilles attentives aux récits jugés sordides des rescapés… Toujours est-il qu’une « Section des déportés politiques de Vire » voit le jour dès 1945. Cette association milite pour entretenir le souvenir des déportés. Il faut rappeler que dans l’immédiat après-guerre, la mémoire de la déportation ne se singularise pas. Lorsque l’État lance sa politique de mémoire, il s’appuie en effet sur les cadres juridiques préexistants, à savoir la loi du 2 juillet 1915 sur l’attribution de la mention « mort pour la France » sur les actes de décès. Cette loi, révisée par l’ordonnance du 2 novembre 1945, intègre certes les victimes civiles de la guerre, mais sans les distinguer : ainsi, l’article 8 du texte établit que la mention « mort pour la France »(6) est due à « tout otage, tout prisonnier de guerre, toute personne requise par l’ennemi, tout déporté, exécutés par l’ennemi ou décédés en pays ennemi ou occupé par l’ennemi des suites de blessures, de mauvais traitements, de maladies contractées ou aggravées ou d’accidents du travail survenus du fait de leur captivité ou de leur déportation ». Ce texte est essentiel, car c’est lui qui définit pour longtemps les cadres de la politique mémorielle de la Seconde Guerre mondiale. Parce que les déportés ne se distinguent pas juridiquement des autres victimes, les Virois morts en déportation – ou des suites de leur captivité – figurent logiquement aux côtés des victimes des bombardements, des requis du STO, des fusillés… dans la liste des « Cinq cents Virois morts pour la France ».
Une rue de la ville est baptisée « rue des déportés » dans un îlot achevé à la fin de l’année 1956. Cette formulation permet d’aborder un autre aspect central dans la mémoire de la déportation : celle de l’unicité de la déportation. S’il y a DES déportés, on n’appréhende pas la déportation dans sa diversité et sa complexité. A nouveau, les cadres mémoriels sont dans une large mesure définis par des textes de loi dans l’après-guerre. Ainsi, la loi n° 48-1404 du 9 septembre 1948 instaure les statuts de « déporté politique » pour les Français qui ont été « transférés par l’ennemi hors du territoire national puis incarcérés ou internés dans une prison ou un camp de concentration » après le 16 juin 1940 et pour tout autre motif qu’une infraction de droit commun. Ce statut, ouvrant des droits pour les déportés ou leur famille, se distingue fondamentalement de celui du déporté résistant. Cependant, on perçoit bien dans le choix du terme « politique » et dans le texte de la loi (7) cet élan patriotique d’après-guerre qui va contribuer pour longtemps à lisser les différentes formes de déportation. Le décret du 1er mars 1950 confirme les dispositions de la loi précédente en élargissant son application aux étrangers résidant en France avant le 1er septembre 1939. Il y est toujours question de « transfert », d’ « internement », de « prison », de « camp de concentration ». Les contours, même approximatifs, de la déportation raciale ne peuvent pas encore être envisagés à cette époque. On retrouve la même configuration quelques années plus tard, lorsque la loi n°54-415 du 14 avril 1954 instaure une « Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation » le dernier dimanche d’avril. Des enjeux complexes de cette loi, on retiendra d’abord qu’à nouveau elle « inscrit la mémoire de la déportation dans une mémoire globalisante « combattante » » (8). Ensuite, dans le choix de la date, la référence explicite à Dachau (où le – futur – sénateur Edmond Michelet, inspirateur de la loi, a été interné) rappelle que l’univers concentrationnaire est l’unique espace historique de référence dans l’évocation de la déportation : Auschwitz n’est pas encore Auschwitz et les déportés raciaux ne se distinguent pas des autres dans les représentations collectives.
Au final, la désignation de Dora, Raphaël et Rywka Augier, puis Rivka Goldnadel comme « déportés politiques » dans la liste des « Virois morts pour la France » passe de prime abord comme une aberration : elle est en fait le reflet des cadres mémoriels qui sont mis en œuvre en France à partir de la fin des années 1940 et jusqu’au début des années 1990. Ce qui est intéressant sur le plan local, c’est que ces cadres n’ont pas évolué, d’une part, lorsque l’État s’est engagé sur la voie de la repentance à partir du décret du 3 février 1993 (9) et, d’autre part, lorsque l’histoire des Juifs de Vire a pour la première fois été évoquée dans une publication (10). En application de la loi du 15 mai 1985 sur la mention « Mort en déportation » sur les actes de décès, cinq des sept Juifs de Vire morts à Auschwitz ont été reconnus comme tels : Rivka Goldnadel (11), David Furmanski (12), Rywka, Raphaël et Dora Augier (13). Fort logiquement, cette mention n’a cependant eu aucun écho sur le plan mémoriel.
On peut clore ce propos sur un constat : alors que les contours des mémoires de la Seconde Guerre mondiale ont sensiblement évolué depuis les années 1970 à l’échelle locale, la mémoire de la Shoah est restée, elle, invariablement sans voie/voix distincte jusqu’à ce jour.
O. Quéruel
Notes :
1. Membre du réseau « Résistance-Fer », il est arrêté en mai 1942 après le sabotage d’Airan.
2. Dans Vire se souvient, p. 262.
3. Chef du réseau « Résistance », il est arrêté en janvier 1944 et meurt à Mauthausen le 3 avril 1944.
4. Cette plaque inaugurée le 9 mars 1946 rend hommage à M. Hébert, un teinturier de La Graverie engagé dans le Front National et les FTP. Il est mort à Gusen le 8 mars 1945.
5. Avec l’hommage rendu à André Guilbert (chef du groupe « Arc en ciel »), dont la famille reçoit la Croix de Guerre et la médaille de la résistance le 14 juillet 1961, ou encore la légion d’honneur à titre posthume remise à Henri Shuh (membre du réseau « Buckmaster »). Tous les deux ont une rue à leur nom, peut-être à la suite de ces décorations.
6. Qui implique le versement de pensions et éventuellement l’inscription sur les monuments aux morts.
7. L’article 1 déclare que « la République française, reconnaissante envers ceux qui ont contribué à assurer le salut du pays, s’incline devant eux et devant leur famille [...]« .
8. Serge BARCELLINI, « Sur deux journées nationales commémorant la déportation et les persécutions des « années noires », dans Vingtième siècle. Revue d’histoire, 1995, vol. 45, p. 78.
9. Le décret n° 93-150 du 3 février 1993, signé par le président de la République François Mitterrand, institue « une journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « gouvernement de l’État français » (1940-1944) ».
10. Vire se souvient publié en 1991.
11. Par l’arrêté du 4 novembre 1993, peut-être suite aux démarches opérées par son fils Jacques auprès du Comité français pour Yad Vashem en 1992.
12. Par l’arrêté du 15 mars 2010, selon la procédure automatique prévue par l’application de la loi, à moins que des descendants n’aient fait cette démarche.
13. Par l’arrêté du 17 avril 2012, corrigé en ce qui concerne Dora par celui du 19 décembre 2012, puisqu’une erreur avait été commise sur l’année du décès présumée. A propos des dates de décès inscrites sur ces arrêtés, il convient, au passage, de préciser qu’elles n’émanent pas d’une information clairement établie : en effet, conformément à l’article 3 de la loi, lorsqu’on ne sait rien du sort du ou de la déporté(e), la date est arbitrairement fixée au cinquième jour qui suit le départ du convoi.