Le 19 février 1943 en fin d’après-midi, Henri Boni est arrêté à l’Hôtel du Bocage à Neuville, où il loge. C’est le seul Juif de Vire à être arrêté par les autorités françaises. Le procès-verbal de cette arrestation permet d’accéder à des informations qui ont toujours fait défaut pour les autres victimes : les gendarmes virois brossent ainsi le portrait d’un homme d’un mètre quatre-vingt, aux « yeux marrons, nez busqué, teint bronzé » portant « des lunettes en écailles, monture marron, vêtu d’un pardessus bleu-marine, complet bleu à rayures, chaussé de souliers bas marrons [et] coiffé d’un chapeau marron » (1). Dans le prolongement de cet inventaire, les gendarmes précisent qu’il s’est procuré « 2 couvertures, 2 draps, 3 chemises, 3 caleçons, 3 gilets de corps, 4 paires de chaussettes, 7 mouchoirs, 1 assiette, 1 quart, 1 cuillère et 1 fourchette ». On ignore si la consigne est donnée par les deux gendarmes. Chez les protagonistes de cette arrestation, la conviction du transfert pour aller travailler en Allemagne ou « à l’Est » est quoiqu’il en soit évidente… A Vire comme ailleurs, chez Henri Boni comme chez tant d’autres persécutés, la logique génocidaire est probablement complètement ignorée. Résigné, sans doute dans le calme, celui-ci s’exécute.
Cette arrestation suscite toutefois des réactions et celles-ci sont intéressantes pour comprendre l’opacité des opérations. Dans une lettre datée du 11 mars 1943, alors que Henri Boni est déjà déporté, le directeur de la SGE (2) prend la défense de son employé dans ces termes : « Nous avons été surpris de cet état de choses attendu que la Kommandantur de Vire avait accepté que Monsieur Bony, étant donnés ses antécédents, continue à assurer dans les conditions présentes, son emploi en usine. » (3). Que signifient ces « antécédents » ? En tant que mécanographe (4), Henri Boni n’assume pas une fonction industrielle stratégique dans cette usine. Pourtant, il y a conservé sa place même après la réquisition de l’usine par l’occupant… En tout état de cause, dans une lettre datée du 3 avril, le sous-préfet répond au Préfet que ses « services n’ont trace d’aucune instruction des autorités d’occupation en sa faveur » (5). Dans ce même courrier, le sous-préfet s’interroge à demi-mots, les « motifs de l’arrestation n’ayant pas été portés à [sa] connaissance ». Encore une fois, la question du mobile se pose et encore une fois, seul l’examen du contexte de ce mois de janvier 1943 permet d’éclairer la chaîne de circonstances aboutissant à l’arrestation, à l’internement puis à la déportation de Henri Boni.
Le 7 avril 1943, la responsable du bureau des Questions juives à la préfecture du Calvados signale a posteriori au sous-préfet que l’arrestation s’est opérée « conformément aux instructions ministérielles du 20 février 1943, qui indiquaient que les étrangers de race israélite devaient être arrêtés. » Afin de mieux cerner ce qui s’est passé, il faut remonter à un événement survenu une semaine plus tôt : le 13 février, deux officiers allemands sont mortellement blessés en plein cœur de Paris. Immédiatement, les autorités allemandes ordonnent à la police française l’arrestation de 2000 Juifs en représailles. Les ordres sont prioritairement transmis aux préfets de l’ancienne zone libre, mais aussi à ceux de la zone nord : la mesure vise d’abord les hommes entre 16 et 65 ans aptes au travail. Dans le sud, les choses vont très vite. Dans la région parisienne et dans l’Ouest, des opérations menées quelques semaines plus tôt (6) rendent les objectifs à atteindre plus difficiles. On comprend mieux, dès lors, non seulement le caractère isolé de l’arrestation de Henri (7), mais aussi l’implication des autorités françaises pour répondre à la demande allemande : comme l’indique le rapport des gendarmes virois, « par téléphone, la brigade de Paris-Minimes a été aussitôt avisée de ce transfèrement ».
A peine arrivé à Drancy, Henri est déporté par le convoi n° 49 le 2 mars 1943. Avec lui, un grand nombre d’hommes arrêtés le 11 février à Paris, pour la plupart très âgés : c’est là que la tentative de distinction des logiques raciale d’un côté et de représailles de l’autre devient complètement vaine. Sur les mille déportés du convoi, 881 sont immédiatement gazés. Un groupe de 81 hommes est sélectionné ; tous sont peut-être alors affectés au Sonderkommando pour travailler dans les chambres à gaz. Henri est relativement jeune (il est alors âgé de 33 ans), il est entouré de vieillards épuisés, il est de grande taille (1,80 m) et son séjour à Drancy a été bref… autant de facteurs qui rendent plausible sa sélection, comme l’indique Véronique Chevillon (sur son site sonderkommando.info)…
Olivier Quéruel
Notes :
1. Procès-verbal signé du commandant de la compagnie de gendarmerie de Vire, 22 février 1943 (AD Calv.).
2. La Société Générale d’Equipements, l’une des principales entreprises industrielles viroises créée avant la guerre. Spécialisée dans les applications électriques industrielles, elle est réquisitionnée par les Allemands pour leur aviation. S. Kaminsky, Une vie de faussaire, p. 42.
3. Correspondance au Préfet du Calvados, 11 mars 1943 (AD Calv.).
4. La mécanographie est une technique de traitement des informations utilisée dans la comptabilité, reposant notamment sur l’utilisation de cartes perforées.
5. AD Calv.
6. Le 9 février, H. Röthke (le chef du camp de Drancy jusqu’en juillet 1943) demande à nouveau à la préfecture de Paris une rafle de grande envergure. Le 11 février, 1569 Juifs sont arrêtés à Paris et dans sa banlieue. Le lendemain, un « attentat » survenu à la gare de Rouen contre un officier allemand déclenche une vaste opération de représailles : 220 Juifs sont arrêtés.
7. Avec lui, quatre hommes sont arrêtés dans les départements du Calvados (1), de l’Eure (2) et de l’Orne (1) le même jour. Yves Lecouturier, op.cit.