Le 28 avril 1942, Abraham Drucker, alors en poste au sanatorium de Saint-Sever depuis un peu plus de quatre ans, est arrêté sur les lieux de son travail par des membres de la Gestapo de Flers. Il est âgé de trente huit ans à l’époque. Dans un rapport dactylographié (1) transmis en février 1946 par le docteur Drucker à une commission alliée chargée de juger les crimes de guerre, il précise que cette arrestation s’est produite « sur dénonciation d’un membre du PPF (2) pour fait de résistance ». Si cette information ne fait aucun doute (puisque l’affaire a été jugée en janvier 1946 à Caen), il reste qu’elle masque bien des éléments sur les circonstances et les raisons précises de cette arrestation.
Certes, M. Drucker est effectivement dénoncé : ses positions gaullistes et « anglophiles » sont plus ou moins connues des habitants de Saint-Sever et des employés du sanatorium, dont le délateur fait partie. Son comportement après le crash d’un bombardier britannique dans la commune en avril 1941 signale clairement son engagement moral contre l’occupant. On connaît partiellement le profil de l’homme qui l’a dénoncé ; il s’agit en fait d’un couple : lui est chauffeur dans l’établissement ; elle y a été « chef lingère » avant d’être admise comme malade (et donc soignée par le docteur Drucker) à partir de 1938. Leurs activités militantes en tant que collaborateurs semblent attestées (3). Pour les autorités allemandes, soutenues par ces collaborationnistes locaux, Abraham Drucker est un homme possiblement dangereux, alors que les organisations de Résistance se multiplient dans le Calvados depuis plusieurs mois. Ceci peut expliquer l’interrogatoire qu’il subit dans les bureaux de la Gestapo à Caen rue des Jacobins, avant son transfert à la prison de la Maladrerie. Le profil du docteur n’est toutefois pas singulier : comme l’écrit le sous-préfet à propos de « l’activité séditieuse des partisans de l’ex-général de Gaulle » en novembre 1941, « dans le bocage, un bon nombre d’habitants ne cachent pas leurs sympathies à l’égard de l’Angleterre et de ceux qui défendent sa cause (…) » (4).
Ce que le docteur Drucker ignore, c’est qu’il figure, bien avant son arrestation, dans une liste d’otages potentiels à arrêter, voire à exécuter. Le 29 août 1941, la Felkommandantur 723 (basée à Caen) dresse en effet une liste de soixante personnes (des Juifs et de possibles sympathisants communistes) susceptibles de servir lors de représailles contre des actions de résistance (5). Abraham Drucker n’est pas seul sur cette liste ; sa femme Lola et leur fils Jean (né 16 jours plus tôt !) y figurent aussi. Au printemps 1942, le risque d’être arrêté par mesure de représailles est encore plus élevé : depuis le sabotage d’un train de permissionnaires allemands à Airan le 16 avril près de Mézidon-Canon, la tension est à son comble dans la région. Quinze jours plus tard, le 1er mai, un second « attentat » a lieu au même endroit, déclenchant immédiatement des mesures de répression : dans une correspondance secrète datée du jour même, les autorités allemandes prévoient « l’exécution immédiate de 30 communistes, Juifs et proches du cercle des « malfaiteurs » et l’exécution d’autres communistes, de Juifs et de proches des « malfaiteurs » si les responsables du sabotage ne sont pas arrêtés dans un délai de 8 jours »(6). Abraham Drucker a été arrêté deux jours avant, seul, mais il figure sur la liste des cinquante-trois Juifs à arrêter établie par les autorités allemandes et transmise à la Préfecture du Calvados ce même 1er mai (7). Il côtoiera en détention au camp de Royallieu (à Compiègne) une partie des quatre-vingt quatre hommes effectivement arrêtés dans le Calvados le 2 mai 1942 en représailles aux déraillements d’Airan.
Parmi eux, vingt-six ont au moins un point commun avec M. Drucker : ils sont juifs. Ce qui nous amène au troisième facteur à appréhender. Au-delà de ses sympathies gaullistes, au-delà des agissements des militants collaborationnistes qui l’ont dénoncé et au-delà de la logique répressive des autorités d’occupation, l’arrestation d’Abraham Drucker s’inscrit fondamentalement dans le cadre de la politique de persécution des Juifs de Normandie et de France. Comme tous les Juifs de Vire, celui-ci figure sur toutes les listes de recensement établies à la sous-préfecture à partir de l’automne 1940. Dans une correspondance de mars 1941, le maire de Saint-Sever assure que M. Drucker se présente tous les jours à la mairie, conformément aux injonctions allemandes. Il est d’autant mieux connu des autorités allemandes, qu’il tente en janvier puis en mai 1941 et avec le soutien du sous-préfet de Vire, de se faire radier desdites listes. D’après la première ordonnance allemande du 27 septembre 1940, « sont reconnus comme juifs ceux qui ont plus de deux grands-parents Juifs ». Or Abraham Drucker ne connaît aucun de ses grands-parents. Pour se défendre, il prend le risque de transmettre aux autorités caennaises plusieurs documents (d’état-civil, militaires et professionnels) permettant de recomposer l’essentiel de sa vie. Des Juifs de Vire, il est donc certainement le mieux connu de l’ennemi de l’époque…
Au final, on peut raisonnablement penser que la dénonciation dont le docteur Drucker a été victime est le dernier élément d’une longue chaîne de circonstances. L’analyse précise du contexte dans lequel s’opère son arrestation ne permet pas de lever tous les doutes certes, mais elle permet de rappeler une règle fondamentale en histoire : tout évènement a des causes plurielles qui se combinent.
Olivier Quéruel
Notes :
1. Consultable sur microfilm au CDJC, cote CCXVI-66.
2. Le Parti Populaire Français fondé par Jacques Doriot en 1936.
3. Dans les entretiens menés par la gendarmerie de Saint-Sever en novembre 1944 dans le cadre d’une enquête sur des faits de collaboration reprochés au couple, un employé du sanatorium déclare : « J’ai très bien connu Madame V. comme malade (…). Ils habitaient une maison à Saint-Sever, de ce fait elle en profitait avec son mari pour lancer des tracts du PPF contre les Alliés. Ensuite au réfectoire de cet établissement, elle faisait de la propagande toujours contre les Alliés près des malades et du personnel ». Dans le même document, Abraham Drucker rapporte lui-même qu’ « elle avait les mêmes idées politiques que son mari » et qu’ « elle avait la réputation parmi ses compagnes de faire de la propagande contre les Alliés et d’être avec les Allemands ». Procès verbal de la gendarmerie de Saint-Sever, 28 nov. 1944, AD Calv. 21W34.
4. Correspondance au Préfet datée du 10 nov. 1941, AD Calv. 9W60/1.
5. CDJC LXXV-190, 3 p.
6. Lettre secrète du service I c du Militärbefehlshaber in Frankreich, signée par Carl Heinrich von Stülpnagel, adressée à certains services internes et au chef du district militaire A à Saint-Germaint-en-Laye, CDJC XLIII-88, 1 p.
7. AD Calv. 9W60/2. Son nom y est logiquement rayé, l’annonce de son arrestation ayant été transmise entretemps.