Le 6 juin 2011, nous organisions une « conférence-débat » à Vire pour rendre compte du résultat des recherches. Ce texte est issu des notes rédigées pour préparer cette conférence. Même si le contenu s’est affiné depuis (par exemple sur l’aryanisation des biens détenus par les commerçants juifs de Vire), j’ai fait le choix de respecter le plus possible ce qui a pu être dit à cette occasion, notamment par les huit élèves (Meghan, Léa, Marion, Maël, Baptiste, Louise, Mélanie et Agathe) qui ont brillamment participé à cette étape majeure du projet.
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I. Les Juifs de Vire avant et pendant la guerre
1. Combien ?
La première question qui se pose à propos de l’histoire des Juifs de Vire concerne en effet l’évaluation de leur nombre avant et pendant la guerre. Pour tenter d’y répondre, trois sources ont été utilisées : d’une part le recensement de 1940, qui fait suite à l’ordonnance allemande du 27 septembre et au statut des Juifs édicté par les autorités de Vichy le 3 octobre ; d’autre part, l’Almanach annuaire du Bocage de 1939 et enfin la liste nominative de 1936. Cette dernière a ses limites : par exemple, conformément à l’esprit des lois de la République, toute référence aux confessions religieuses est interdite. Les listes nominatives représentent toutefois un document essentiel pour connaître l’état-civil, la composition des familles et le contexte spatial (composition du voisinage, accès aux rues passantes…). En croisant ces trois sources, on peut défendre l’hypothèse suivante : les Juifs de Vire regroupent au minimum quarante individus, peut-être jusqu’à 55-60, soit moins d’1% de la population de Vire et de Neuville réunis (comme en France) mais 10% de la population juive dans le Calvados.
2. Qui sont les Juifs de Vire ?
Le profil des familles et/ou des individus est le suivant. Ce sont d’abord des personnes relativement jeunes : la moyenne d’âge des adultes est inférieure à 40 ans (26 ans en tenant compte des enfants). Les couples mariés avec enfants sont ensuite majoritaires. La plupart d’entre eux sont arrivés en France dans l’entre-deux-guerres avec un nombre conséquent d’installations à Vire pendant les années 1930. Ce sont en grande majorité des étrangers ou des naturalisés tardifs, tous originaires d’Europe centrale et orientale (Pologne, Roumanie, Bulgarie, Russie…). Sur le plan sociologique, enfin, on peut dire qu’ils sont de condition modeste, voire de la « classe moyenne ». Seuls les Levy appartiennent à ce qu’on pourrait appeler la « petite bourgeoisie commerçante ». Sur le plan professionnel, l’activité commerciale dans la confection textile prédomine assez largement.
3. Peut-on parler de « communauté juive » à Vire ?
Sans surprise, la réponse est nuancée. D’un côté, des liens étroits ont sans doute été créés par la langue : tous les Juifs de Vire sont ashkénazes ; une majorité d’entre eux est composée de Polonais et pour eux, le yiddish a probablement entretenu une forme de communauté culturelle. Ajoutons à cela les liens familiaux qui unissent certaines familles (par exemple la famille Zajdenwerg et la famille Augier qui rassemblent au total dix personnes). De l’autre, cette « judéité » a pu être contrebalancée par la volonté d’être intégrée, voire assimilé à la nation française. C’est un autre élément à garder en mémoire pour comprendre le comportement des Juifs de Vire – et de France – au moment où les mesures antisémites sont mises en place. Plusieurs indices vont dans ce sens : les prénoms des enfants qui sont systématiquement francisés ; l’engagement volontaire dans l’armée française en 1939 (cela concerne quatre personnes) et l’« esprit laïc » qui anime certains chefs de famille (1).
Si communauté juive il y a, cette communauté apparaît avant la guerre intégrée au reste de la population : on en a une illustration dans le domaine économique, les artisans et commerçants juifs de Vire étant parfaitement insérés dans le bassin d’activités local. On peut aussi rappeler la réputation du « Juif travailleur », dont parle Adolfo Kaminsky à propos de son oncle Léon Kinoël. Que l’on songe aux relations de voisinage tout à fait classiques que les familles entretiennent dans leur quartier, et l’on comprendra que les Juifs de Vire ne constituent probablement pas une minorité exclue et repliée sur elle-même…
II. Du fichage à la déportation : les persécutions contre les Juifs de Vire
Plusieurs remarques préliminaires s’imposent avant d’entrer dans le vif du sujet. Tout d’abord, malgré l’apparente cohésion des mesures antisémites allemandes et françaises, il faut rappeler qu’elles ne répondent pas à une planification rigoureuse et établie sur le long terme, lorsque les premières décisions sont prises en juillet 1940 (2). En France, comme en Allemagne et en Pologne, la politique de persécution a un caractère expérimental. Il n’y a pas de plan global d’extermination systématique des Juifs d’Europe avant la fin de l’année 1941 : ainsi, le 16 juillet 1940, deux ans avant la rafle du Vel’d’hiv, l’Allemagne décide l’expulsion de 18 000 Juifs d’Alsace vers la zone libre…
Ensuite, la politique antisémite de Vichy s’inscrit dans le prolongement d’une histoire de l’extrême droite française que l’on peut faire remonter à 1898 (avec l’Affaire Dreyfus) ou 1886 (avec la parution de l’ouvrage à succès d’Edouard Drumont, La France juive).
Troisième remarque : il est important de rappeler que les mesures françaises et allemandes se chevauchent fréquemment, se superposent, voire se concurrencent. En effet, la politique antijuive constitue pour Vichy un moyen fondamental d’asseoir son autorité et sa souveraineté… Le choix de la collaboration et l’antisémitisme d’Etat restent peu compréhensibles si l’on ne tient pas compte de cette variable.
Au final, la politique de persécution des Juifs de France relève d’un arsenal juridique dont l’application dépend…
- du lieu où l’on se trouve (zone libre, zone occupée, zones sous administration allemande),
- de la période considérée,
- du statut des personnes (Juifs étrangers, Juifs français, anciens combattants…) et
- du comportement des fonctionnaires (en préfectures, dans les mairies, dans les commissariats de police ou les brigades de gendarmerie…).
1. Le recensement : pierre angulaire de la politique antijuive
La première ordonnance allemande est édictée le 27 septembre 1940 : tous les Juifs de la zone occupée doivent se déclarer en mairie. Ceux du Calvados ont jusqu’au 20 octobre pour le faire. La quasi-totalité des Juifs de Vire se déclarent, animés semble-t-il par un réflexe légaliste. Ainsi, dans sa correspondance du 23 octobre, le sous-préfet de Vire ne signale aucun incident. Chaque chef de famille s’est rendu dans les bureaux de la sous-préfecture ou du Commissariat de Police pour y remplir des fiches dont le contenu apparaît avec le recul déjà très inquiétant. A l’époque, toutefois, cette démarche peut constituer un acte administratif anodin. Le 28 décembre 1940, les autorités allemandes donnent l’ordre suivant aux préfets des départements côtiers de la zone occupée : « les Juifs doivent se présenter tous les jours à leur mairie et déclarer par leur signature, sur une liste qui doit être établie par le maire, qu’ils ont rempli leur devoir d’avoir à se présenter ». La teneur de cet ordre donné par la Feldkommandantur 723 au préfet du Calvados est résolument coercitive : il ne s’agit pas seulement de recenser mais d’exercer un contrôle étroit sur la population juive et de limiter sa liberté de circuler. Les listes établies en sous-préfecture sont révisées régulièrement en préfecture ; le sous-préfet, le commissaire de police de Vire et le maire de Neuville sont constamment sollicités pour transmettre ces informations. En parallèle, plusieurs fichiers sont élaborés, comme l’illustre l’exemple du jeune Raphaël Augier .
Quelle que soit la forme envisagée, ce recensement perpétuel vise un objectif double : rassembler le maximum d’informations pour la mise en œuvre des mesures antisémites, « limiter la liberté de domicile » des personnes concernées. La pierre angulaire de la politique de persécution est donc posée.
2. Les mesures d’aryanisation et d’exclusion
Les mesures d’exclusion économique et sociale sont concomitantes au recensement (et parfois même antérieures, comme le montre, par exemple, la loi française du 30 juillet 1940 sur la « francisation de l’administration »). Les principales mesures interviennent en trois temps : tout d’abord, le statut des Juifs adopté à Vichy le 3 octobre 1940, définit les critères de judéité et exclut les Juifs des professions libérales et de la fonction publique. Ensuite, le lendemain, la « loi » du 4 octobre 1940 autorise les préfets à interner les Juifs étrangers dans des camps spéciaux. Enfin, le 24 octobre, la seconde ordonnance allemande ordonne le recensement des entreprises juives en zone occupée.
Les Juifs de Vire sont directement touchés par ces mesures d’aryanisation à partir de décembre 1940. D’après le recensement des affaires viroises, trois magasins (celui de la famille Schwartz-Levy « Aux deux nègres », celui de la famille Goldnadel « Au chic de Paris » et celui de la famille Zajdenwerg « Au bon vêtement ») et deux marchands forains (Léon Kinoël et Nuta Augier) sont visés. Dans l’Etat des entreprises et commerces juifs établi en Préfecture (avant février 1941), on remarque la précision des informations transmises aux autorités : derrière l’estimation des chiffres d’affaires, de la valeur des stocks, des biens immobiliers et des réserves d’argent, derrière la désignation des « personnes déléguées pour surveiller l’entreprise », c’est toute la puissance d’un appareil bureaucratique qui transparaît. L’enquête sur les biens possédés par les Juifs révèle aussi la portée de cette politique d’aryanisation lorsqu’il est question des capitaux… eux-aussi susceptibles de relayer l’influence des Juifs. Qu’une Française catholique ait un mari juif, comme c’est le cas de Mme Sandler de Caen, suffit pour activer le processus d’aryanisation de son commerce. Que la généalogie financière de la principale entreprise viroise ne pût être totalement établie, suffit pour susciter la crainte de voir des capitaux échapper à l’aryanisation : c’est ce qu’exprime sans détour la correspondance du commissaire de police de Vire au Préfet, le 19 décembre 1940.
Conformément aux dispositions de l’ordonnance allemande, une affiche jaune (puis rouge) de 40 cm sur 20 cm doit être apposée sur les vitrines des magasins recensés, puis un Commissaire gérant chargé de vendre les entreprises doit être nommé. Même si la fonction de ce commissaire soulève quelques interrogations de sa part, un expert-comptable de Vire est désigné pour s’occuper des affaires viroises. En quelques semaines, les maisons Levy et Godnadel sont vendues (la première à un entrepreneur de Rouen, la seconde à un agriculteur de la région), tandis que le magasin des Zajdenwerg est placé en liquidation judiciaire. Dès février 1941, le processus d’aryanisation est quasi achevé.
D’autres mesures d’exclusion viennent s’articuler avec ce dernier. Par exemple, deux ans avant la loi du 11 décembre 1942 qui généralise la mesure à toute la France, la Feldkommandantur de Caen donne l’ordre au Préfet du Calvados le 22 octobre 1940 de faire appliquer sur les cartes d’identité la mention « juif ». Autre exemple, conformément à l’ordonnance allemande du 13 août 1941 concernant la confiscation des postes TSF, le commissaire de police de Vire transmet au Préfet le 9 septembre 1941 les informations les plus précises pour évaluer la capacité de communiquer des foyers concernés. L’enjeu ici est de contrer davantage toute velléité de fuite. Il faut dire que l’année 1941 est marquée par des départs assez nombreux. Enfin, au printemps 1942, on apprend dans une correspondance du commissaire de police au sous-préfet datée du 19 mars l’existence d’une mesure d’interdiction de fréquenter le cinéma de Vire pour les Juifs de la ville : là encore, l’initiative des autorités allemandes installées à Vire, anticipe une mesure qui sera généralisée le 8 juillet 1942 par la 9ème ordonnance interdisant aux Juifs de fréquenter les lieux publics.
Dans ce « tableau » des actes visant à exclure symboliquement et socialement les Juifs, le port de l’étoile jaune occupe une place à part. C’est la 8ème ordonnance allemande le 29 mai 1942 qui rend obligatoire cet « insigne spécial » pour tous les Juifs de plus de 6 ans en zone occupée. Au-delà de la violence symbolique qu’elle exerce, cette décision est intéressante par le traitement bureaucratique qu’elle a engendré. En effet, aucune autre mesure ne semble avoir autant mobilisé l’appareil administratif local. D’après les sources, on connaît avec précision les personnes qui se sont vus remettre en trois exemplaires l’insigne (en trois exemplaires et contre tickets textile) : Lola Drucker, M. et Mme Goldnadel et leur fils Jacques, M. et Mme Augier et trois de leurs enfants le 6 juin 1942 ; Mme Haussman et trois de ses enfants le 16 juin 1942 ; Henri Boni le 14 oct. 1942. Au total, quatorze personnes l’ont reçu à Vire. Les étoiles ont-elles été portées de manière effective ? Sur ce point, les archives sont muettes. Si la mesure est jugée impopulaire par une partie du gouvernement de Vichy, il reste que la correspondance entre les administrations est particulièrement dense. Certaines archives révèlent un zèle inouï pour que la mesure soit parfaitement appliquée, à l’image de cette page de brouillon noircie par un employé de la Préfecture tentant de recomposer avec le plus de sérieux possible la statistique des étoiles remises au Juifs du Calvados. C’est ce genre de document qui permet de saisir au mieux le caractère fondamentalement bureaucratique de la politique de persécution contre les Juifs de France et d’Europe.
Au final, avant la première rafle le 14 juillet 1942, on peut dire que les Juifs de Vire sont littéralement laminés par les mesures d’exclusion économique et sociale, d’un côté, et la privation de leurs libertés (de circuler, de résider, de communiquer), de l’autre. C’est une variable essentielle pour comprendre le contexte dans lequel se sont opérées ensuite les arrestations.
3. Arrestations, internements, déportations, sauvetages : le destin pluriel des Juifs de Vire
a/ Le cas de la famille DRUCKER (présenté par Meghan Jacques)
Abraham Drucker est le premier à être arrêté. Né le 15 novembre 1911 à Davideni (à l’époque dans l’empire austro-hongrois puis en Roumanie après 1918), il suit des études de médecine à l’université de Bucarest et arrive en France en 1925. Il se marie avec Lola (qui est d’origine autrichienne) en 1934, puis se fait naturalisé en 1937. La même année, le docteur Drucker arrive en poste au sanatorium de St-Sever en tant qu’interne.
C’est le 28 avril 1942 qu’intervient son arrestation par la Gestapo de Flers, sur dénonciation d’un employé du sanatorium, membre du Parti Populaire Français (le parti collaborationniste fondé par Jacques Doriot). Cependant, la famille est déjà dans le collimateur des autorités d’occupation depuis plusieurs mois. L’« anglophilie » et les positions gaullistes d’Abraham Drucker en font un homme à surveiller. Par ailleurs, ce dernier engage des démarches en janvier 1941 auprès des autorités françaises et allemandes pour tenter de se faire radier de la liste des Juifs recensés dans le canton. Ses arguments semblent clairs : il ne connaît pas ses grands-parents paternels et maternels et atteste avoir été élevé en dehors de la religion juive. L’interprétation de cette démarche n’est pas évidente : la volonté de rompre avec ses origines est-elle sincère ? A-t-il conscience des risques qu’il encoure en confiant aux autorités le maximum d’information le concernant lui et sa famille ? En tout état de cause, bien avant son arrestation au printemps 1942, Abraham Drucker figure sur une liste de 42 otages potentiels (juifs et communistes) fixée par la Feldkommandantur le 28 Août 1941 en représailles à des actes de résistance opérés dans le Bessin. D’autres Juifs de Vire figure sur cette liste secrète ; aucun n’est résistant, mais Juifs et sympathisants communistes s’y trouvent associés, conformément au péril « judéobolchevique » développé dans la propagande nazie. Jean Drucker, né seize jours avant la création de cette liste, fait déjà partie des persécutés de la guerre…
En mai 1942, Abraham Drucker est transféré à Compiègne au camp d’internement de Royallieu. Un an plus tard, c’est à Drancy qu’il est envoyé, pour y assurer les fonctions de médecin auprès des internés. Il échappe in extremis à la déportation lors de la libération au mois d’aout 1944. Entretemps, Lola et les enfants (Jean et Michel, né le 12 Septembre 1942) ont trouvé refuge dans les Côtes d’Armor fin 42, grâce à l’aide de plusieurs habitants de St-Sever et de Sept-Frères.
b/ L’arrestation du 14 juillet 1942 (présentée par Léa Bellanger et Marion Lechevallier)
Il s’agit de la première arrestation à caractère antisémite exclusivement. Trois personnes sont raflés : Raphaël et Rywka AUGIER, puis Riveka GOLDNADEL. La famille Augier, originaire de Pologne, est arrivée en France en 1932, et habite au n°16 de la Cour de Neuville : le couple, marchands forains, vit avec ses quatre enfants. Les circonstances et le déroulement de l’arrestation sont méconnus. Le père, Nuta, ancien combattant de la Grande Guerre, amputé et cardiaque, est intransportable. D’après Adolfo Kaminsky, les Allemands le laissent avec sa fille aînée Dora, tandis que les deux dernières (Rose et Sylvia sont peut-être sauvées par leurs voisins à cette occasion). Rywka, la mère âgée de 43 ans et son fils Raphaël (15 ans) sont sans doute emmenés à la prison de Caen, avant d’être internés à Pithiviers. C’est par le convoi n°13 qu’ils sont déportés à Auschwitz le 31 juillet 1942. Parmi les 1049 déportés de ce convoi, aucun n’est gazé à l’arrivée (c’est la dernière fois que cela se produit à Auschwitz-Birkenau. La mort de Raphaël et Rywka intervient par la suite dans des circonstances totalement inconnues pour l’instant.
La famille Goldnadel, elle aussi d’origine polonaise, est arrivée en France entre 1925 et 1930. Le couple (Riveka et Ber) a un enfant, Jacques né en 1933. Les Goldnadel sont propriétaires du magasin (au départ ambulant) « Au chic de Paris ». Ber, interné au sanatorium de Dreux pour se faire soigner de la tuberculose, est absent au moment de l’arrestation. Riveka, elle, est arrêtée à son domicile, tandis que Jacques est caché par Madeleine LACROIX (l’employée des Goldnadel), puis emmené en lieu sûr à Mortrée dans l’Orne. Rivka est internée à Pithiviers, puis déportée par convoi n° 14 le 3 août 1942 : parmi les 1034 déportés que compte ce convoi, 482 sont immédiatement gazés. Le décès de Mme Goldnadel (à l’âge de 35 ans) est attesté le 7 août, donc le jour de son arrivée à Auschwitz. Là aussi les circonstances de sa mort sont complètement inconnues : a-t-elle succombé au transport ? En tout état de cause, elle n’a sans doute pas été gazée, car aucun document n’est établi dans ce cas par les autorités du camp…
c/ L’arrestation du 26 septembre 1942 (présentée par Maël Bouloy)
Cette arrestation concerne deux Juifs réfugiés à Vire sous une fausse identité. Maurice FINKELSTEIN, Juif polonais, chapelier à Paris, est arrêté à l’Hôtel des Voyageurs à Neuville par la Feldgendarmerie de Vire. Il a peut-être été dénoncé par un habitant de la gare pour marché noir. Son acolyte, David FURMANSKI, lui aussi Polonais et couturier à Paris, est peut-être avec sa femme lors de l’arrestation. Tous les deux sont transférés à Drancy le 3 octobre par quatre gendarmes de Caen. Entre temps, ils sont en détention à la Maladrerie et subissent un interrogatoire. Pour les autorités allemandes, il s’agit de connaître le faussaire qui leur a fournis les faux papiers.
Après un mois d’internement à Drancy, les deux hommes sont déportés par le convoi n°40 le 4 novembre. Sur les 1000 déportés, 639 sont gazés dès leur arrivée. Le décès de David Furmanski (à l’âge de 32 ans) est attesté le 9 novembre 1942. Comme Riveka Goldnadel, il a donc été interné quelques heures dans l’un des camps de concentration du complexe d’Auschwitz. Sur la mort de Maurice Finkelstein, âgé de 20 ans à son arrivée, on ne sait rien…
d/ L’arrestation du 26 octobre 1942 (présentée par Baptiste Ménard)
C’est une famille presque au complet qui est victime de cette arrestation isolée : la famille HAUSMANN, composée d’une mère et de ses cinq enfants. Cette Polonaise, âgée de 30 ans, est autorisée à venir s’installer à St-Martin-de-Tallevende en mai-juin 1942 « pour raison de santé » (d’après les sources préfectorales). Son mari, polonais lui aussi, s’est engagé dans l’armée française en 1939 et a été fait prisonnier. A peine arrivée à Vire, Szafridla, se voit remettre l’étoile jaune le 16 juin 1942. Elle est arrêtée avec ses cinq enfants (Colette, Claude, Roland, Gérard et Roselyne respectivement âgés de 10, 9, 6, 4 et 3 ans) le 26 octobre de la même année par les autorités allemandes. Le lieu et les circonstances de cette arrestation sont elles aussi totalement inconnus pour l’instant. Ce que l’on sait désormais, c’est qu’ils sont tous emmenés à l’Hospice St-Louis à Caen, puis transférés à Drancy le 31 octobre 1942, par la gendarmerie française. D’après Yves Lecouturier (dans Les Juifs en Normandie), Mme Hausmann aurait été déportée à Auschwitz par le convoi n° 40 le 4 novembre 1942. Il s’agit toutefois d’une erreur : en fait, la famille entière est libérée le 1er décembre 1942 pour des raisons inconnues. On peut raisonnablement penser que le statut de prisonnier de guerre du père a joué un rôle majeur. Les enfants sont placés dans une maison de l’UGIF (Union Générale des Israélites de France) et sauvés…
e/ L’arrestation du 19 février 1943 (présentée par Louise Macé)
Cette arrestation isolée vise un Juif bulgare né en 1910 : Henri Boni. Célibataire, arrivé en France en 1926, celui-ci a fait une demande de naturalisation en 1931 et a tenté de s’engager dans l’armée française en octobre 1939 sans succès. En 1943, il travaille à la SGE (Société Générale d’Equipements) comme « mécanographe ». Il est arrêté le 19 février 1943 à l’Hôtel du Bocage à Neuville, où il loge. C’est le seul Juif de Vire à être arrêté par les autorités françaises. Les réactions suscitées par cette arrestation sont intéressantes. Dans une lettre datée du 11 mars 1943, alors que Henri Boni est déjà déporté, le directeur de la SGE prend la défense de son employé en rappelant la mansuétude des autorités à son sujet. Dans une autre lettre datée du 3 avril, le sous-préfet s’interroge sur un ordre d’arrestation a priori peu transparent. Dans sa réponse, le préfet justifie a posteriori l’arrestation : celle-ci, dit-il, est « conforme aux instructions ministérielles du 20 février 1943, qui indiquent que les étrangers de race israélite devaient être arrêtés ». Des rafles sont effectivement organisées par la police française, pour répondre à une demande allemande concernant la déportation de 2000 Juifs étrangers. Mais, ce que le préfet ne dit pas, c’est que cette opération est lancée dans l’ancienne zone libre…
Une autre piste est peut-être exploitable. Le 20 février1943, la police municipale de Paris lance en effet une rafle visant des Juifs étrangers (des hommes exclusivement) : l’arrestation de Henri BONI s’inscrit-elle dans ce cadre ?… Quoi qu’il en soit, Henri est déporté par le convoi n° 49 au départ de Drancy le 2 mars 1943. Sur les mille déportés du convoi, 881 sont immédiatement gazés. Un groupe d’hommes (81) est sélectionné ; tous sont alors affectés au Sonderkommando et sont donc chargés de travailler dans les chambres à gaz. Henri est jeune (il est alors âgé de 33 ans) ; il est de grande taille (1,80 m) et son séjour à Drancy a été bref… autant de facteurs qui ont pu rendre possible sa sélection…
f/ La dernière rafle le 23 octobre 1943 (présentée par Agathe Leport)
C’est la rafle la plus massive à Vire, puisqu’elle touche sept personnes et deux familles. Les premiers concernés sont les Kaminsky. Le meilleur moyen de connaître leur histoire consiste à lire le livre de Sarah Kaminsky sur le destin extraordinaire de son père Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire. Pour l’essentiel, on peut rappeler ici que la famille est d’origine russe, qu’elle a obtenu la nationalité argentine et qu’elle est arrivée en France en 1932, puis à Vire en 1938. Le père, Salomon, est apiéceur pour les Schwartz-Levy (qui possèdent le magasin « Au deux nègres »). Adolfo, né en 1925, passionné de chimie, travaille quant à lui à la teinturerie Boussemard et ponctuellement à la beurrerie Bayle. La famille est arrêtée le même jour à différents endroits de la ville : Paul, l’aîné a 20 ans, Adolfo a 18 ans, Angel a 16 ans et Pauline a 13 ans. Tous sont transférés à Caen, puis à Drancy, avant d’être finalement libérés en décembre 1943 ou janvier 1944 grâce au consul d’Argentine…
Nuta et Dora Augier sont arrêtés avec eux. Nous avons déjà évoqué cette famille. Nuta, toujours gravement malade, n’échappe pas à la rafle cette fois-ci… Mourant, Salomon Kaminsky, qui maîtrise parfaitement l’Allemand, parvient à convaincre les Allemands de le relâcher (Nuta a combattu durant la Grande Guerre du côté de l’armée allemande). La fille aînée, Dora, est séparée de son père à Caen. La jeune fille a le même âge que son frère, lorsque celui-ci a été arrêté : 15 ans. Elle connaît très bien les Kaminsky qui font partie du voisinage à la Cour de Neuville. C’est avec eux qu’elle subit le transfert à Drancy le 29 octobre. Les Kaminsky, grâce à leur nationalité argentine, sont en sursis. Malgré les tentatives de Salomon, Dora est finalement déportée par le convoi n°62 le 20 novembre 1943. Avec elle, 1200 personnes sont déportées ; 914 sont gazés dès leur arrivée. Quarante-cinq femmes seulement sont sélectionnées. Dora, qui n’a pas seize ans, est sans doute assassinée immédiatement…
Parmi les traces que Dora a laissées de son calvaire, on peut évoquer cette page du carnet de fouille de Drancy où l’inversion du patronyme semble déjà annoncer l’oubli de son histoire personnelle…
Sur le destin du reste de la famille Augier (Nuta et ses deux filles Rose et Sylviane), on sait deux choses seulement : d’une part, le probable sauvetage des petites par leurs voisins (la famille Passaquit ou la famille Bayle) et, d’autre part, leur départ pour le Canada après la guerre.
A l’issue de cette évocation, quel bilan dresser ?
Il faut d’abord évoquer le bilan humain : sur les vingt personnes arrêtées, treize ont échappé à la déportation, ce qui représente une proportion élevée (3). Par ailleurs, à l’exception de celle que subit Henri Boni, toutes les arrestations ont été le fait des autorités d’occupation. Toutefois, la collaboration étroite de la police et de la gendarmerie française pour le transfert et la détention des arrêtés à Caen, à Pithiviers ou à Drancy a été décisive, tout autant que le travail réalisé en amont par les administrations locales et régionales depuis l’automne 1940.
4. Les Juifs de Vire se sont-ils laissés faire ?
Lorsque cette question épineuse est posée, un raisonnement surgit fréquemment, tel un réflexe : à l’époque, même si on manquait d’informations précises sur la politique de persécutions des Juifs, « on savait ». En n’agissant pas, les Juifs auraient donc été victimes de leur naïveté, de leur imprudence ou de leur manque de clairvoyance… Dans une large mesure, il s’agit d’une idée reçue et nous allons tenter de le démontrer.
Tout d’abord, les Juifs ont agi. Face aux mesures d’aryanisation, Paul Levy et Ber Goldnadel ont adopté une stratégie de préservation de leur patrimoine en obtenant un accord tacite avec l’acquéreur de leurs magasins. En outre, il faut signaler que de nombreux départs clandestins ont lieu en 1941 : Simon Zajdenwerg, qui emmène sa femme et ses deux enfants à Paris, puis en Suisse ; Borouch ROSENSON qui se réfugie lui aussi à Paris ; Mmes Jager et Verquole qui partent à Riom et enfin la famille Levy qui part d’abord dans la Creuse, puis à Menton. Si l’on considère le départ de Léon Kinoel à l’automne 1940 et celui de Lola DRUCKER et de ses deux fils, cela fait un total de quatorze personnes qui ont pris le risque de quitter Vire.
Il est impératif de mettre en contexte ce processus pour comprendre qu’entrer en clandestinité n’est pas qu’une question de volonté et de clairvoyance. En effet, des difficultés objectives interviennent dès les premiers mois d’occupation. Premièrement, dans le Calvados, comme dans tous les départements côtiers de la zone occupée, tout départ de la commune doit être déclaré à la Feldkommandantur à partir de décembre 1940. Les déclarations devant être quotidiennes en théorie, tout départ doit donc être extrêmement rapide. Deuxièmement, le Calvados étant face aux îles britanniques, la concentration des troupes allemandes y est exceptionnelle de juillet 1940 à mai 1941, c’est-à-dire durant la « bataille d’Angleterre ». Enfin, à l’échelle du continent cette fois-ci, toute fuite hors des frontières des territoires occupés est interdite à partir d’octobre 1941.
Un autre problème se pose : partir, certes mais où ? Sans connaissance, c’est impossible… Ainsi, si Mme Drucker se réfugie dans les Côtes d’Armor fin 42, c’est parce que l’ancien directeur du sanatorium de St-Sever, le docteur Faget, dirige un sanatorium près de Plémet… Le cas des Kaminsky est particulièrement éclairant : Salomon et Anna Kaminsky ont une parfaite connaissance de la vie politique en Allemagne et de la montée des mesures de persécutions à partir de 1938. Le passé militant de Salomon dans les milieux marxistes se prolonge dans les contacts politiques qu’il a gardés. Par ailleurs, la naïveté est sans doute le dernier attribut que l’on puisse lui associer : d’après Adolfo, son père avait par exemple anticipé la débâcle de l’armée française en 1940. Dès le mois de juin de cette même année, l’oncle chez qui les Kaminsky vivent, Léon Kinoël, dispose d’une voiture chargée, prête à partir dans l’urgence… S’ils ne peuvent le faire, alors que les premières arrestations ont lieu au printemps 1942, c’est parce qu’ils n’ont pas de moyens financiers suffisants, c’est parce qu’ils ne peuvent pas s’appuyer sur un réseau de connaissance étoffé, c’est parce que la famille est nombreuse et c’est, enfin, parce la famille a déjà fait une expérience tragique de l’entrée en clandestinité à la fin de l’année 1940 : la femme de Salomon, Anna, décède en effet en novembre 1940, dans des circonstances très incertaines, en tentant de rejoindre son frère Léon caché à Paris.
Dans le contexte de l’année 1942 et 1943, les mesures antérieures d’exclusion économique et sociale contre les Juifs de France, d’un côté, et la privation des libertés de circuler et de communiquer, de l’autre, jouent un rôle cardinal. Ajoutons à cela une évidence : l’exil, la clandestinité ne constituent pas une garantie d’échapper aux persécutions. David Furmanski, arrêté à Vire, s’est évadé un an plus tôt de Beaune-la-Rolande (le 21 juillet 1941). Lorsque les Feldgendarmes l’appréhendent à la gare de Vire le 26 septembre 1942, il était pisté par les autorités depuis plusieurs mois… La situation est d’autant plus complexe que les opportunités de se cacher se réduisent inexorablement avec la multiplication des rafles en zone sud (à partir de l’été 1942) et avec l’occupation de cette même zone par l’armée allemande en novembre 1942.
Ultime argument que l’on peut avancer (sans le développer) : l’aide aux Juifs persécutés repose essentiellement sur des initiatives individuelles (par ex. celle de Madeleine Lacroix) et sur l’action des organisations de résistance juive. Les réseaux de Résistance non juifs ne s’en occupent pas.
Au final, pour envisager la question posée, la prise en compte du contexte historique et géographique apparaît comme une absolue nécessité.
5. Des Virois sont-ils complices ? Ont-ils « consenti » aux persécutions ?
Le traitement de cet autre problème délicat nécessite la même prudence. Sur l’évaluation du contexte idéologique dans la cité viroise, on peut d’abord rappeler l’existence de plusieurs groupuscules collaborationnistes, comme le groupe « Collaboration » qui rassemble plusieurs dizaines de personnes et personnalités lors de la tenue d’une réunion publique le 9 novembre 1942. Il existe aussi à Vire une presse collaborationniste : La Croix du Bocage et L’Éclaireur du Bocage virois. A la lecture de ces journaux, le discours maréchaliste, pétainiste et anglophobe apparaît comme une évidence, mais le discours antisémite lui reste à la marge, bien loin derrière le marché noir, par exemple, qui est le sujet n°1 dans la rubrique locale des faits divers. Sur les mesures antijuives à l’échelle nationale, comme sur les arrestations dans la ville, on constate un silence complet ou une ignorance totale (alors que dans le même temps, les poursuites, arrestations et mesures d’internement pour d’autres raisons sont souvent évoquées) : ainsi, le premier numéro de l’Eclaireur après la principale arrestation le 22 oct. 1943 (qui concerne rappelons le sept personnes) n’en dit pas un mot. Dans ce journal, on peut toutefois lire dans la rubrique « faits divers » des choses très précises sur des évènements dérisoires. L’hypothèse d’une arrestation ignorée des rédacteurs du journal n’est donc guère tenable…
Les Virois ont-ils été touchés par la propagande antisémite ? Les archives municipales conservent des documents sans ambiguïté comme ce Petit catéchisme antijuif ou des brochures de propagande collaborationniste reprenant la thèse maurrassienne de l’ « anti-France ». Ces documents ont existé, ils ont circulé, mais leur diffusion a probablement été très limitée. A. Kaminsky rapporte dans ses souvenirs une forme d’antisémitisme latent, plutôt de nature xénophobe et culturel : à propos des Juifs, il explique que « la propagande nazie en disait les pires choses, en donnant des descriptions caricaturales dans lesquelles je ne me reconnaissais pas, et la population semblait approuver. J’avais entendu des propos antisémites pendant toute la guerre, et les avait laissé passer sans m’en rendre compte. Les gens me disaient : C’est la faute aux Juifs, ces sales Juifs. Mais nous aussi nous sommes juifs. Ah oui mais vous c’est pas pareil, vous êtes comme nous. Alors que les autres… » (4). Le poids du juif imaginaire et diabolisé est central dans ce témoignage, mais les Virois ne s’intéressent probablement pas à la « question juive ». Comme une majorité de personnes en France, ils adoptent prioritairement une posture attentiste et font preuve d’ « accommodation » (pour reprendre le concept développé il y a plusieurs années par l’historien Philippe Burrin).
Finalement, ni les délateurs (dont l’action aboutit à deux arrestations), ni les « Justes » (à qui Lola Drucker et ses enfants, Jacques Goldnadel, Rosette et Silvia Augier, puis Colette BRZOSTEK doivent sans doute la vie) ne peuvent incarner la position de la population viroise dans son ensemble.
III. La (non)mémoire des persécutions des Juifs de Vire
1. L’absence des Juifs de Vire dans les mémoires de la Seconde Guerre mondiale
C’est là un constat objectif : aucune trace des Juifs persécutés de Vire n’apparaît sur les lieux de mémoire de la ville : sur le calvaire de Neuville, où le noms des victimes civiles de la guerre est gravé, comme sur le monument de Montchamp consacré aux fusillés et déportés de l’arrondissement, aucun n’est mentionné.
2. « Nora Anger, déportée politique, mort pour la France »
Les victimes juives de la guerre se trouvent mêlées à la masse des victimes de la guerre, ce qui crée des distorsions fondamentales. Le cas de Dora Augier est particulièrement illustratif de ce phénomène. Dans la liste officielle des Virois victimes de la guerre clause en mars 1958, elle apparaît sous le patronyme « ANGER », dans la catégorie « déporté politique », avec la mention « mort pour la France » dont bénéficient toutes les victimes de la ville. Dans l’unique ouvrage où elle apparaît, Vire se souvient, son prénom est devenu « Nora ». Dora est donc morte à deux reprises fois : une première fois physiquement, une seconde fois symboliquement…
3. Pourquoi l’amnésie ?
Plusieurs facteurs interviennent. Le premier concerne un problème comptable. A la Libération, le décompte précis des victimes de la guerre est impossible : en dehors des morts dans les rangs de l’armée, c’est une grande incertitude qui prévaut, en particulier pour les déportés, qu’ils soient résistants, « politiques » ou raciaux, qu’ils aient survécu ou non. Jusqu’aux travaux de l’historien Serge Klarsfeld publiés en 1978, on estimait qu’environ 117 000 Juifs avaient été déportés de France (contre 76 000). A Vire, le nombre des Juifs déportés est connu avec certitude depuis… trois semaines.
Le second facteur est juridique. En 1945, l’Etat s’appuie sur les textes élaborés pendant et après la guerre 14-18 pour mettre en œuvre sa politique mémorielle : le texte fondateur est voté le 2 novembre 1945 ; il concerne l’attribution de la mention « mort pour la France » sur les actes de décès que l’on retrouve ensuite sur les monuments aux morts, notamment. Ce texte, absolument essentiel, reprend en l’adaptant la loi du 2 juillet 1915… or, dans les catégories de victimes officiellement établies, les déportés sont relégués très loin et surtout aucune distinction n’est faite entre eux. C’est une situation de fait : en 1945, on ne fait pas la distinction entre les déportés résistants, les requis du STO, les déportés raciaux et les autres.
Dans les textes suivants, deux types de déportés vont être définis : les déportés résistants et les autres, désignés comme « déportés politiques » par la loi du 9 septembre 1948 et un décret du 1er mars 1950. Dans cette seconde catégorie, une très grande diversité de cas est rassemblée et des personnes qui n’ont absolument pas le même statut et le même vécu sont réunis sans distinction (des déportés raciaux, jusqu’aux « déportés du fusil de chasse »).
Les Juifs de Vire, comme partout en Europe ont été déportés pour le simple fait d’être né juif : c’est ce qui fait la spécificité irréductible de la Shoah. Après la guerre, cette spécificité est parfaitement inconnue en France comme ailleurs.
Une variable intervient, c’est que seule la mémoire des héros est « célébrable ». Par exemple, au Mont Valérien, le corps de seize combattants est solennellement transféré le 11 novembre 1945. Parmi eux celui d’une juive, Renée LEVY, professeur de lettres, arrêtée le 25 novembre 1941, déportée, décapitée à Cologne le 31 août 1943 et surtout RESISTANTE… Ce point de vue est aussi perceptible dans la loi du 14 avril 1954 instaurant la « Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation » qui est encore célébrée aujourd’hui : dans l’esprit du législateur et dans les représentations de l’époque, les « héros » en question, ce sont les déportés résistants et surtout pas les Juifs… A l’échelle locale, on retrouve la même chose dans le principal espace mémoriel : en effet, sur le monument de Montchamp érigé dans un ancien maquis, les victimes sont désignées comme des « patriotes », même les douze personnes dont les circonstances de décès sont méconnues, voire inconnues. L’imprégnation gaulliste du monument est par ailleurs essentielle comme l’exprime la croix de Lorraine et l’inauguration du lieu par le général de Gaulle en personne le 7 juin 1953. Le monument de Montchamp exploite enfin la référence à Dachau, qui est le premier camp de concentration à être « ouvert » le 29 avril 1945 et qui est après la guerre le camp de référence avec Buchenwald. Parmi les soixante noms inscrits sur le mur mémorial, vingt-cinq ont été effectivement déportés et parmi eux, deux seulement ont été à Dachau (Francis SPETIC de Condé-sur-Noireau et Gustave LAIR de Vire, résistant). On le voit donc ici : le symbole l’emporte sur le reste.
Au facteur comptable et juridique vient s’ajouter un facteur politique : en effet, la lutte entre la mémoire des résistants communistes et celle des gaullistes s’amorce dès 1945. La « victoire » gaulliste accélère à la fin des années 1940 le processus de dissolution de la mémoire des déportés dans la mémoire combattante et résistante.
Ces différents facteurs s’articulent autour d’un élément clé : l’approximation autour de l’histoire de la Shoah. Après la fin de la guerre, cette histoire n’est pas autonome ; ses contours ne sont pas tracés. Aujourd’hui encore, bien que l’histoire et la mémoire de la Shoah occupent une place centrale, la confusion entre camp de concentration et « centres de mise à mort », entre déportation de répression et déportation de persécution reste prégnante… y compris là où on l’attend le moins : alors que moins de 5% de l’ensemble des victimes du génocide juif ont été internés dans un camp de concentration, la confusion est opérée par exemple à la librairie du Mémorial de Caen, sur le site cheminsdememoire.gouv.fr ou encore dans un récent article paru dans la revue du Conseil régional de Basse-Normandie, Reflets, portant sur la Shoah par balle (5).
Cette ultime remarque permet de rappeler qu’il ne peut y avoir de mémoire sans histoire. C’était sans doute là la posture méthodologique la plus importante à transmettre aux élèves qui ont participé au projet…
4. De Neuville à Auschwitz-Birkenau : pourquoi et pour quoi ?
La fin de la conférence a été consacrée à l’expression du ressenti de ces élèves. Plusieurs échanges ont ensuite eu lieu avec la salle (notamment avec des Virois que nous avons rencontrés dans le cadre des recherches et avec Marie Rivoallan qui venait de retrouver la famille Goldnadel).
O. Quéruel
Notes :
1. Au-delà de l’absence de lieu de culte (qui semble logique étant donnée le nombre modeste de personnes concernées), la pratique des rites judaïques semble avoir été faible, voire nulle au sein de la plupart des familles (les témoignages d’Adolfo Kaminsky et de Michel Drucker vont en tout cas dans ce sens…).
2. Avec le décret-loi du 22 juillet 1940 sur la révision des naturalisations depuis 1927 aboutissant à la perte de la nationalité pour 7000 Juifs de France.
3. 65% des Juifs arrêtés à Vire échappent à la mort. On peut rapprocher ce chiffre de la proportion des Juifs de France qui ont survécu à la Shoah : sur les 300 à 330 000 Juifs qui résidaient en France métropolitaine en 1940, 75% ont en effet survécu. Une grande proportion a toutefois échappé aux arrestations. Si l’on se réfère au contraire au nombre de personnes effectivement arrêtées, internées à Drancy et ensuite libérées en 1942 (l’année où les convois sont les plus nombreux), le chiffre n’atteint pas 10% des internés…
4. Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire, p. 61.
5. Reflets, n°78, janvier 2011, p. 14.