En marge de l’accueil de la pièce La Ligne, Nathalie Sud (enseignante de français, théâtre et arts du spectacle) a mobilisé plusieurs dizaines de lycéens dans un projet annuel consacré à Adolfo Kaminsky et Charlotte Delbo (avec Patricia Gallo Simon, professeur d’EPS et David Louazel, chorégraphe) et qui s’est achevé par une représentation publique à la Halle le 10 juin 2014. Elle revient ici sur les enjeux de cette expérience…
Adolfo Kaminsky n’est pas anodin. Quand on lit sa biographie, Adolfo Kaminsky, une vie de faussaire, écrite par sa propre fille Sarah Kaminsky, on est frappé par l’ingéniosité et la générosité d’Adolfo, par son engagement silencieux. Quand on croise son regard et qu’on l’écoute, on est frappé par la tendresse qui s’en dégage. Sa rencontre avec les élèves de Marie Curie de Vire en janvier 2014 a ému plus d’un lycéen. Sans doute auront-ils perçu l’une des leçons données par son expérience : même dans les situations les plus désespérées, il est possible de rester humain.
C’est cette idée de résistance à la suppression de toute trace d’humanité en l’homme qui a guidé la même année un projet réunissant des lycéens de première et de seconde. La représentation s’est tenue à la Halle de Vire, lors de la semaine de commémoration du soixante dixième anniversaire du 6 juin 1944. Nous l’avons intitulé « 31 661 », 31 661 étant le matricule de Charlotte Delbo, femme de lettres française, résistante, qui a connu la déportation à Auschwitz et Ravensbrück. Nous savons tous que l’un des procédés du système nazi consistait à faire disparaître toute identité à des hommes en les réduisant au nom de leur communauté, leur religion, à un symbole ou à un matricule. C’est à ce processus de destruction qu’ont résisté Adolfo Kaminsky et Charlotte Delbo. En fabriquant de faux papiers, Adolfo a donné à des hommes plus qu’un « sauf-conduit » : il leur a reconnu une singularité et rendu une identité. Même si elle n’était pas la leur, elle leur a permis de ne plus être considéré comme l’animal d’un troupeau anonyme marqué au fer, mais de retrouver une dignité. Quant à Charlotte Delbo, c’est à l’intérieur même des camps qu’elle a cherché à résister à son propre anéantissement et celui du groupe de femmes qui l’accompagnait. D’abord en portant une grande attention aux autres et à leurs prénoms qui traverseront ses écrits ultérieurs : Agnès, Gina, Madeleine, Denise, Monique ; mais aussi en retrouvant de mémoire avec une autre camarade, le texte du Malade imaginaire de Molière, qu’elles ont joué à l’intérieur du camp. C’est donc elles aussi en prenant de faux noms (Toinette, Béline, Argan, Louison) qu’elles ont retrouvé leur dignité.
Nous avons donc choisi d’engager un travail qui réunirait à la fois 16 élèves d’option théâtre du lycée, 14 élèves de seconde inscrits en Arts du spectacle et un élève de première qui a composé des musiques. Les élèves de théâtre ont eu la chance de faire un atelier théâtre d’une demie journée avec Sarah Kaminsky, Jean Claude Falet, Mathieu Boulet et d’avoir quelques séances d’histoire avec Olivier Queruel. Les trois adolescents comédiens ont travaillé des scènes issues de la biographie d’Adolfo, évoquant l’histoire tragique de Dora Augier. Les 13 adolescentes ont joué des extraits de Qui rapportera ces paroles (1974), Auschwitz et après (1965-1971) de Charlotte Delbo et les élèves d’Art du spectacle ont élaboré un travail de danse à partir d’un texte de Charlotte Delbo qui évoque les souffrances du corps. La présentation des scènes finit par un tango, allusion à Adolfo né en Argentine, à Charlotte Delbo qui en revenait avant d’être arrêtée, mais aussi parce que cette danse réunit les corps séparés et rend hommage à la vie.
Flavien (ami d’Adolfo) et Pierre (Adolfo) : le préposé au relevé des compteurs vient de sortir sans s’être rendu compte que les peintures cachaient de faux papiers en train de sécher. Nous nous sommes permis de mettre des peintures faites à partir de photos de Kaminsky et de Delbo, ainsi que Le Cri de Munch pour faire allusion à l’étiquette inventée par les nazi d’« art dégénéré » et garder à l’esprit la notion de souffrance et de difficulté à pouvoir dire cette souffrance.
Lara, Victorine, Chloé, Lisa, Cécile, Lola, Marion,Marine, Hélène, Ludivine, toutes Charlotte Delbo et ses camarades, retirent le foulard noir. La réapparition des cheveux marque leur libération.
Danse finale qui marque le retour à la vie.
Ce projet est lui aussi un moyen de résister : parce qu’en nommant précisément Adolfo Kaminsky, Dora Augier et Charlotte Delbo, nous luttons contre l’indifférence et l’oubli, parce que nommer quelqu’un c’est rappeler qu’il existe ; parce que 41 lycéens se sont engagés dans une aventure humaine, répondant à la supplique de Charlotte Delbo dans Une connaissance inutile (1970) : « Je vous en supplie faites quelque chose apprenez un pas une danse quelque chose qui vous justifie qui vous donne le droit d’être habillés de votre peau de votre poil apprenez à marcher et à rire parce que ce serait trop bête à la fin que tant soient morts et que vous viviez sans rien faire de votre vie. »